Forum des sénateurs libéraux

La suspension des sénateurs

La suspension des sénateurs

La suspension des sénateurs


Publié le 18 novembre 2013
Blogue par l’hon. Grant Mitchell

Le débat qui s’est tenu ces dernières semaines au Sénat compte parmi les plus exigeants, les plus éprouvants, les plus exaspérants et les meilleurs auxquels il m’ait été donné d’assister depuis ma nomination. Il y a eu beaucoup d’excellents débats au cours de cette période, des débats sérieux et importants. (Et c’est une des raisons pour lesquelles nous devons télédiffuser les délibérations du Sénat.)

Celui-ci s’est distingué par l’ampleur des enjeux et la complexité des points en litige et les sénateurs qui sont intervenus s’en sont tirés extrêmement bien :

1. Il y a le point fondamental de l’exaspération et de la colère de tout le monde à l’endroit de sénateurs qui auraient présenté des notes de frais douteuses et qui, après les avoir remboursées, s’en tiraient apparemment à bon compte. Beaucoup m’ont parlé de leur colère et il est certain que je la partage. De toute évidence, il fallait traiter cet aspect de l’affaire.

2. Mais en même temps, et beaucoup ont insisté là-dessus dans leurs communications avec moi, il fallait que la punition infligée à ces sénateurs le soit dans le respect des formes. La question de la règle de droit et du respect des procédures occupait une grande place dans ce débat.

3. Et il fallait replacer tout cela dans le contexte humain. La vie des trois sénateurs en question—Brazeau, Duffy et Wallin—était littéralement entre nos mains. La suspension sans salaire risque fort bien de leur ôter presque toute chance de gagner leur vie.

Aucun sénateur ne s’opposait à ce qu’il y ait punition. Le leader du gouvernement au Sénat, le chef des sénateurs conservateurs, a proposé la motion portant de suspendre les trois sénateurs sans salaire jusqu’aux prochaines élections ou jusqu’à la prochaine prorogation. Lorsque les sénateurs ont été forcés de rembourser les notes de frais douteuses, le chef des libéraux au Sénat a clairement déclaré que le remboursement ne suffisait pas et qu’il devait être accompagné d’une punition ou d’une sanction quelconque. L’opportunité de punir ou non les sénateurs n’était donc pas en jeu.

Cependant, tous les sénateurs libéraux sauf un et plusieurs sénateurs conservateurs ont fait valoir pendant le débat et les votes qui ont suivi que, tout en étant en faveur de punir les trois, la façon de s’y prendre soulevait de sérieuses questions. J’étais de ce groupe. Voici les questions qui me préoccupaient grandement :

1. La motion portant suspension sans salaire ni avantages reposait sur le fait qu’une vérification externe avait mis en doute les notes de frais. C’est sur la foi de ces constatations que les sénateurs ont été contraints au remboursement. Toutefois, la motion portant suspension élevait la punition à un autre degré de sévérité, voire au niveau, diraient certains, de la sévérité pénale. L’examen et la vérification de l’information devaient sûrement se faire dans un cadre plus formel qu’une vérification externe où les accusés n’avaient pas pu contre-interroger les vérificateurs ni interroger leurs accusateurs par l’entremise d’un avocat.

2. Le Sénat est une instance judiciaire. Selon un sénateur libéral d’une grande expérience juridique et constitutionnelle, si le Sénat devait rendre un « verdict », une poursuite au criminel subséquente risquait d’être rejetée par les tribunaux pour cause de « double incrimination ». Au moins deux des trois sénateurs font l’objet d’une enquête de la GRC. Il arrive souvent dans d’autres instances législatives qu’une mesure comme la motion de suspension du Sénat et le débat à son sujet soient différés jusqu’à la fin des enquêtes criminelles. Pourquoi risquer par la procédure du Sénat d’exclure toute poursuite au criminel alors que nous pourrions attendre qu’elle ait lieu quitte à agir ensuite sans risque et éventuellement en meilleure connaissance de cause?

3. Beaucoup soutenaient que dans le secteur privé, il y aurait à coup sûr matière à congédiement. Or, dans le secteur privé, l’employé congédié peut intenter une action pour renvoi injustifié. La décision du Sénat dans une affaire comme celle-ci n’est pas susceptible d’appel. En outre, au moins un des sénateurs en question soutenait que ses supérieurs lui avait dit qu’il ne faisait rien de mal. Il est peu probable que dans le secteur privé, l’employé serait congédié si le patron lui avait dit qu’il ne faisait rien de mal.

4. Comment se peut-il que trois sénateurs accusés d’infractions différentes subissent la même punition? Bien que les trois cas se ressemblent par certains côtés, ils sont en fait passablement différents. Les sommes d’argent en cause ne sont pas du tout du même ordre de grandeur. Deux étaient accusés de ne pas vivre dans la province qu’ils représentent alors que le troisième ne l’était pas. Deux étaient accusés de demander des frais de logement alors qu’ils vivaient à Ottawa tandis que le troisième ne l’était pas. L’une était accusée de vivre à Toronto et non dans la province qu’elle représente, mais elle ne vivait pas à Ottawa.

Toujours est-il que le chef des sénateurs libéraux, le sénateur Cowan, a proposé un amendement portant que ces questions soient renvoyées au comité sénatorial du Règlement. C’est une chose qui se fait dans d’autres assemblées législatives et même au Sénat du Canada.

C’était là à mon sens la solution raisonnable, équitable et élégante à un enchevêtrement de problèmes. Le Sénat a pour mission essentielle de protéger les droits. Si nous ne l’avons pas fait comme il faut, il faudra que le jugement qu’on porte sur nous repose non pas sur le comportement individuel des sénateurs, mais sur l’action collective du Sénat. Dans ce dernier cas, les enjeux étaient encore plus importants.