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L’intervention des militaires et des civils canadiens en Afghanistan—Interpellation

L’intervention des militaires et des civils canadiens en Afghanistan—Interpellation

L’intervention des militaires et des civils canadiens en Afghanistan—Interpellation

L’intervention des militaires et des civils canadiens en Afghanistan—Interpellation


Publié le 6 mai 2015
Hansard et déclarations par l’hon. Joseph Day

L’honorable Joseph A. Day :

Honorables sénateurs, j’entends maintenant intervenir à propos de l’interpellation no 28, qu’a laissée le sénateur Segal à son départ. Elle concerne à la fois la contribution du Canada en Afghanistan et le bilan des Forces armées canadiennes.

Au fil des ans, le sénateur Segal a beaucoup apporté à la scène publique au Canada, à commencer par son assiduité exceptionnelle — la meilleure — aux travaux de cette Chambre. Je suis heureux qu’il ait parrainé, avant son départ, cette interpellation sur les contributions du personnel militaire et civil canadien à la renaissance de l’État-nation afghan à la fin de l’occupation soviétique.

Le thème des interpellations dont nous traitons dans cette enceinte est souvent si vaste que les sénateurs sont libres de les aborder sous un ou plusieurs angles. En ce qui concerne les 12 années de services exceptionnels des Forces armées canadiennes en Afghanistan, il est plus facile de saisir ce que nos concitoyens ont pu accomplir — et de cerner les difficultés qui ont suivi l’occupation soviétique du pays — en comparant les succès et les échecs de l’occupation soviétique elle- même, avant notre engagement là-bas, avec les contributions subséquentes de l’OTAN, des Nations Unies et des Forces armées canadiennes.

L’Afghanistan est dans une situation particulière par rapport aux États voisins. Cet État-nation a 200 ans de plus que son voisin immédiat, le Pakistan, qui n’a été créé qu’en 1947. L’Afghanistan s’est formé par un processus qui n’est pas sans rappeler la formation de nombre de petits pays d’Europe qui, après des périodes de conflit ou d’occupation forcée par les nations environnantes, ont fini par fixer leurs frontières et établir un mode gouvernance consensuel.

L’Afghanistan a fini par obtenir sa souveraineté après l’instabilité causée par des conflits de succession, un ensemble de rivalités à l’échelle nationale et une intégrité territoriale généralement fragile. Les particularités religieuses locales et la résistance contre les attaques étrangères ont constamment déstabilisé la région au fil des années.

Entre 1800 et 1979, il n’y a jamais eu de force d’occupation étrangère à Kaboul, la capitale de l’Afghanistan. Pendant plusieurs années, ce pays a servi de zone tampon entre la Russie et les intérêts du Royaume-Uni dans cette région du monde. L’Afghanistan était neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1978, il y a eu un coup d’État communiste. L’occupation soviétique, motivée par le coup d’État de 1977-1978, a commencé en 1979 et s’est poursuivie jusqu’en 1988.

Cependant, pendant cette occupation, l’Union soviétique a commis la grave erreur d’exclure pratiquement toute analyse politique et historique des décisions prises par la gouvernance. Malgré les directives du Kremlin, les stratégies d’édification de l’État n’étaient fondées sur aucun autre point de vue que celui des militaires. Ainsi, les généraux soviétiques pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient sur le terrain. Malheureusement pour les Soviétiques et pour l’Afghanistan, les stratèges militaires en Afghanistan étaient prisonniers de l’idéologie soviétique préconisant un mode de planification et de gouvernance centralisé.

Déterminés à changer le cours de l’histoire afghane, les Soviétiques employaient des moyens impitoyables. Je simplifie peut-être à outrance en disant que cette brutalité excessive de la part des Soviétiques a permis d’assurer une certaine stabilité. Quoi qu’il en soit, les mécanismes de contrôle centralisés employés par les Soviétiques ne tenaient pas compte du mode de vie longtemps décentralisé des Afghans ni de l’importance d’accorder un certain degré de latitude et d’autonomie aux collectivités rurales.

Ce cadre traditionnel fondé sur le leadership tribal a finalement entraîné l’effondrement du pays après le retrait des Soviétiques. En fait, les Soviétiques n’ont pas vraiment établi de nouvelles fondations. Quand ils sont partis, le tribalisme et la corruption ont vite retrouvé leur place habituelle, comme si l’occupation soviétique n’avait jamais eu lieu, ou presque.

Voilà les défis auxquels les forces de l’OTAN étaient confrontées après le retrait des Soviétiques. Pour ce qui est de la contribution du Canada, je suis fier d’affirmer que la présence canadienne en Afghanistan a eu des effets positifs. Nous espérons qu’ils mèneront à des solutions à long terme pour l’édification d’un État dans cette région du monde.

Dans le cadre de la mission canadienne, les Forces canadiennes ont joué un rôle clé dans la formation des militaires afghans pendant deux ans. Ce travail représente déjà, à lui seul, une contribution importante à l’édification de l’État.

La notion de succès est difficile à définir quand il s’agit de l’édification d’un État. Il n’existe pas de définition universelle, puisque le succès dépend des perceptions. Il est difficile de concilier avec objectivité notre vision du succès et le point de vue de l’autre côté.

Sur quels critères devrions-nous nous fonder pour déterminer si notre intervention en Afghanistan a été un succès? Notons tout d’abord qu’il existe deux sortes de guerres, celles qu’on choisit de faire et celles qui sont nécessaires. Quant à savoir laquelle de ces guerres le Canada a menée, les historiens et les chercheurs du monde militaire en débattront encore longtemps.

L’intervention canadienne a pris différentes formes. Des militaires et des civils y ont participé. Des employés des Affaires étrangères et de l’Agence canadienne de développement international ont été déployés avec les Forces armées canadiennes pour travailler à des projets de développement et faire avancer des objectifs diplomatiques et militaires.

Le grand défi des conflits, c’est que les efforts en matière de développement et de diplomatie requièrent toujours une protection militaire. Par conséquent, la troïka diplomatie-développement- sécurité devait toujours être bien synchronisée. On ne pouvait jamais permettre qu’un des éléments de cette troïka éclipse les autres, malgré un impératif militaire prédominant.

À un moment donné, l’opération à volets multiples réalisée à Kandahar a nécessité la participation de militaires et de civils. Des membres du personnel militaire arrivaient et repartaient constamment. Cela représentait un défi sur le plan logistique, puisqu’il fallait effectuer une gestion constante. Le Canada a fait preuve d’une excellente gestion logistique pendant plusieurs années à Kandahar.

Si on analyse l’expérience canadienne en Afghanistan, plusieurs facteurs semblent clairs. Le fait que nous n’ayons pas pris part au conflit en Irak — ce grand conflit qui a mobilisé nos alliés traditionnels avant la guerre en Afghanistan — a clairement nui à nos relations avec notre gentil et puissant voisin du Sud. Or, les efforts que nous avons déployés aux côtés de nos alliés en Afghanistan semblent avoir ranimé notre vieille amitié, qui est maintenant solide.

Pour analyser notre participation au conflit en Afghanistan, il faut d’abord évaluer ce que le Canada a eu en contrepartie. Le Canada avait-il quelque chose à gagner? Comment avons-nous été perçus quand nous avons accepté les exigences militaires de nos alliés? Quels avantages le Canada a-t-il tiré de sa participation sur le plan diplomatique?

On pourrait croire qu’il faut des arguments très clairs ou, du moins, fort convaincants pour qu’un pays accepte de partir en guerre. Nous a-t-on poussés à aller en Afghanistan, ou s’agissait-il de notre propre choix? La question était-elle seulement trop complexe et trop délicate pour être au cœur d’un débat public à l’échelle nationale? En d’autres mots, quels incitatifs diplomatiques a-t-on utilisés en coulisses pour convaincre le gouvernement canadien de rejoindre les rangs de ses fidèles alliés dans le cadre de la mission en Afghanistan?

Notre participation en Afghanistan était probablement nécessaire, mais découlait aussi d’un choix. Seuls les manuels d’histoire nous donneront un jour la réponse définitive. Toutefois, à l’heure actuelle, un point de vue, formulé par des intellectuels, émerge et c’est que le Canada est allé en Afghanistan pour des raisons qui n’ont jamais été énoncées avec précision. Il est évident que nos alliés américains sont beaucoup plus satisfaits de nous depuis notre participation en Afghanistan.

Le deuxième facteur est le contraste important entre la façon dont nous avons traité les Afghans ordinaires, en étant sensibles à leurs besoins, et la pure violence des tactiques utilisées par les Russes pour imposer leur loi.

Un autre facteur à prendre en considération est la contribution à l’endiguement des talibans, le fait de les avoir repoussés, qui nous a malheureusement fait perdre plusieurs soldats.

Un quatrième facteur dans notre analyse de notre participation est la contribution canadienne à la mise en place de la base même de la gouvernance — la capacité et la possibilité de tenir des suffrages universels, par exemple.

Un cinquième facteur est notre contribution tout à fait louable à l’édification de la nation par une intervention humanitaire. Nous avons construit 30 écoles et un dortoir pour les étudiantes de l’université, et nous avons accéléré la formation d’enseignants. Les droits de la femme et l’alphabétisation ont toujours figuré parmi nos objectifs, tout comme la formation en irrigation, pour que les agriculteurs aient de l’eau. Au début du déploiement canadien, en 2006, il arrivait que des enfants lancent des pierres sur les véhicules canadiens qui passaient. En 2009, les enfants agitaient des drapeaux canadiens au passage de nos soldats. Il faut croire que nous avons fait quelque chose de bien.

Il s’ensuit que le sixième objectif de notre mission était de démarrer des projets locaux qui procureraient des emplois et un soutien dont le peuple afghan avait grand besoin. Le grand projet de développement canadien — le barrage Dahla, à 35 kilomètres au nord de Kandahar — pour faciliter l’irrigation ne devrait malheureusement pas être achevé avant quelques années, même s’il a débuté lorsque nous étions là-bas. On estime qu’il coûtera 200 millions de dollars de plus que l’estimation initiale de 50 millions de dollars.

Les soins de santé sont un autre facteur. Lorsque les Canadiens sont arrivés, l’Afghanistan se classait au cinquième rang des pays les moins développés et des pays ayant le plus faible PIB. Cette situation s’est beaucoup améliorée en raison de ce que les Canadiens ont fait dans ce pays.

En pareil cas, à quoi s’attaquent en premier lieu les décideurs? Les Canadiens ont entrepris différentes choses pendant qu’ils étaient en Afghanistan, mais l’apport le plus important du Canada, et pour nous, et pour les Afghans, est la question toute simple de l’approvisionnement en eau potable. En fait, les Canadiens se sont fait connaître comme de prodigieux puisatiers. Cette image a tellement marqué les Afghans qu’elle perdurera probablement dans leur folklore. Aucune mesure canadienne n’a plus impressionné la population que l’approvisionnement illimité en eau potable dans bien des régions rurales.

On peut imaginer les effets positifs à long terme de cet apport du Canada, notamment l’augmentation de la longévité des habitants et la réduction des problèmes de santé au cours des prochaines décennies. Souhaitons que ces espoirs se concrétisent. J’estime que nous pouvons nous féliciter de cet apport.

Ce dernier aspect nous amène directement à ce que nous considérons comme un succès par rapport à ce qu’en pensent eux- mêmes les Afghans. Nous avons été excellents pour creuser des puits, et ce n’est pas un mince exploit. Par contre, il faut avouer que certains autres aspects de notre mission ont été couronnés d’un succès plus mitigé, tant du point de vue des Afghans que du nôtre.

Enfin, il y a l’importance qu’on accorde à l’un de nos rôles les plus déterminants, à nos activités presque sacrées de maintien de la paix sur la scène internationale. En quoi la mission en Afghanistan change-t-elle notre attachement au rôle de rétablissement et de maintien de la paix que nous jouons depuis longtemps?

Pourrais-je avoir un peu plus de temps?

Des voix : D’accord.

Le sénateur Day : Je vous remercie, chers collègues.

Je parlais de la politique de rétablissement et de maintien de la paix qui nous tient à cœur depuis si longtemps et qui a été la marque de commerce de la politique étrangère du Canada durant plus de 50 ans. Que lui est-il advenu lorsque nous avons soudainement décidé de changer de rôle et de combattre directement l’insurrection talibane en Afghanistan? Avec le recul, on constate que la mission en Afghanistan a changé du tout au tout la manière dont le Canada mène sa politique étrangère.

Le fait que nous prenions part aux combats a réorienté 50 ans de politique étrangère, qui était axée jusque-là sur le maintien de la paix et se tenait délibérément à l’écart des combats. Peut-être s’agit-il d’un changement permanent. Toujours est-il que ce changement radical s’est produit à l’époque où Bill Graham était ministre des Affaires étrangères et le général Hillier, chef d’état-major. Il se peut très bien que notre façon de maintenir la paix ne corresponde plus jamais à la définition plus traditionnelle que nous lui donnions jusque-là.

Pour la première fois après des dizaines d’années consacrées au maintien de la paix, nos troupes ont pris part à des exercices classiques de contre-insurrection. Les Canadiens ne l’ont pas tout de suite compris, puisque seulement sept Canadiens ont perdu la vie en Afghanistan avant 2006. Cependant, à partir de ce moment-là, les morts se sont multipliés et, en 2012, plus de 2 000 Canadiens avaient été blessés en sol afghan. L’expression « maintien de la paix » a alors pris un tout autre sens et, pour qu’une guerre soit considérée comme un succès, il fallait qu’à la maison, les gens soient convaincus que c’était le cas.

Avec le temps, l’opposition à la guerre a pris de l’ampleur, jusqu’à ce que plus de la moitié de la population réclame que le Canada mette fin à sa mission en Afghanistan. Il semblait justement aux autorités que le temps était venu de lever les voiles, alors nous sommes partis. Bien entendu, il est fort possible que l’opposition de la population ait pris une telle ampleur simplement parce que personne n’avait réussi à trouver les mots pour la convaincre du bien-fondé de la mission en Afghanistan. Étant donné les aspects négatifs de la guerre, il faut prendre grand soin de bien expliquer à ceux qui sont restés au pays pourquoi ladite guerre est nécessaire.

Certains se plaignent du changement dans la nature de la participation du Canada au maintien de la paix, tandis que d’autres s’en réjouissent. Le monde traverse une période de grands changements qui ont lieu depuis 50 ans et qui nous rendent tantôt appréhensifs, tantôt pleins d’espoir concernant l’avenir.

Quoi qu’il en soit, notre contribution à l’édification de l’Afghanistan résistera, à mon avis, à l’épreuve du temps.

Nous félicitons les Canadiens qui ont travaillé là-bas. Nous nous souvenons de ceux qui ont fait le sacrifice ultime pour cette cause noble. Nous rendons hommage à ceux qui sont encore parmi nous après avoir courageusement servi en Afghanistan. Nous leur déclarons sincèrement notre gratitude pour leur travail exemplaire.