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Le discours du Trône—Motion d’adoption de l’Adresse en réponse

Le discours du Trône—Motion d’adoption de l’Adresse en réponse

Le discours du Trône—Motion d’adoption de l’Adresse en réponse

Le discours du Trône—Motion d’adoption de l’Adresse en réponse


Publié le 20 avril 2016
Hansard et déclarations par l’hon. James Cowan (retraité)

L’honorable James S. Cowan (leader des libéraux au Sénat) :

Honorables sénateurs, je suis très heureux de parler aujourd’hui du discours du Trône, le tout premier du nouveau gouvernement dirigé par le très honorable Justin Trudeau.

Mes collègues ne seront pas surpris d’apprendre que je me réjouis de la nouvelle orientation adoptée par le gouvernement. Je songe notamment au rétablissement du questionnaire détaillé de recensement, à la fin du musellement des scientifiques, à la reprise de discussions sur la santé et d’autres questions avec nos partenaires provinciaux et territoriaux, à l’examen de bon nombre des peines minimales obligatoires ajoutées au Code criminel, et au lancement d’une enquête nationale sur les femmes et les jeunes filles autochtones disparues ou assassinées. Ce ne sont là que quelques exemples des nombreuses promesses faites par le gouvernement; ils illustrent le retour à des décisions fondées sur des données probantes, ce pour quoi mes collègues et moi nous sommes battus sans relâche au cours de la dernière décennie.

J’appuie donc chaleureusement la nouvelle orientation promise, et j’ai l’intention de faire ma part pour assurer le respect de ces promesses, comme j’ai tenté de le faire lors de la dernière législature, sous le gouvernement précédent, et depuis mon arrivée au Sénat.

C’est à cela que consiste notre travail ici, au Sénat. Nous jetons un regard différent sur les activités du gouvernement, et nous informons clairement les Canadiens de nos conclusions.

Au cours des derniers mois, et même des dernières années, il y a eu beaucoup de discussions sur l’« indépendance ». Beaucoup de Canadiens ont, instinctivement, estimé qu’au moins une partie des problèmes du Sénat au cours des dernières années étaient attribuables à manque d’indépendance. Je suis d’accord avec eux. Mais s’agit-il d’un problème structurel endémique lié à la façon dont les sénateurs se regroupent traditionnellement dans des caucus, ou est-ce quelque chose d’autre?

Que voulons-nous réellement dire quand nous utilisons le terme « indépendant »? Certains l’utilisent en parlant du Sénat; d’autres, en parlant de sénateurs. À mon avis, il est essentiel d’établir une distinction entre les deux emplois du terme.

Pour reprendre les paroles souvent répétées de George Brown, l’un des Pères de la Confédération, le Sénat a été conçu, au niveau institutionnel, afin d’être :

[…] un corps parfaitement indépendant, un corps qui serait dans la meilleure position possible pour étudier sans passion les mesures de cette Chambre [la Chambre des communes], et défendre les intérêts publics contre toute tentative de législation hâtive ou entachée d’esprit de parti.

Nous siégeons donc dans une Chambre indépendante, mais la question évidente est la suivante : de qui ou de quoi sommes-nous indépendants?

Ce qui vient tout de suite à l’esprit, c’est que nous sommes totalement indépendants de la Chambre des communes. C’est ce qu’il faut pour être une Chambre de second examen modéré et réfléchi.

Comme institution distincte et indépendante, nous avons nos propres règles et procédures et nous sommes — et devons être — maîtres de nos délibérations. Les députés ne sont pas plus habilités à modifier nos règles et procédures que nous le sommes à modifier les leurs.

Nous voyons également notre pouvoir différemment des députés. Par exemple, il est énoncé clairement dans le Règlement de la Chambre des communes qu’elle seule peut se prononcer sur les projets de loi financiers. L’article 80(1) du Règlement dit :

Il appartient à la Chambre des communes seule d’attribuer des subsides et crédits parlementaires au Souverain. Les projets de loi portant ouverture de ces subsides et crédits doivent prendre naissance à la Chambre des communes […] sans que le Sénat puisse y apporter des modifications.

Cependant, comme on l’a mentionné dans la sixième édition, publiée en 1987, de l’ouvrage de Dawson intitulé The Government of Canada :

On peut dire à juste titre que le seul cas qu’ait fait le Sénat de cette célèbre affirmation a été de ne pas en tenir compte.

Un important exposé de la position du Sénat concernant les projets de loi financiers figure dans le Rapport de 1918 du Comité spécial chargé de déterminer les droits que possède le Sénat en matière de lois de finances, que l’on a désigné sous le nom de rapport Ross, du nom du président du comité, le sénateur W. B. Ross. J’ajouterais qu’il est de la Nouvelle-Écosse.

Voici ce que dit le rapport :

Le Sénat du Canada a toujours eu, depuis qu’il existe, le pouvoir de réduire le montant des mesures financières ou fiscales venant de la Chambre des communes, mais non pas de les augmenter sans le consentement de la Couronne.

Bien des gens ont l’impression que le Sénat n’a pas le droit d’amender ou de rejeter des projets de loi budgétaires. En 1993, de nombreux sénateurs des deux côtés se sont pourtant ralliés pour rejeter le projet de loi C-93, Loi budgétaire de 1992 (organismes gouvernementaux). Le gouvernement du premier ministre Brian Mulroney était pour le moins mécontent, on peut le comprendre, mais le rejet du projet de loi budgétaire par le Sénat n’a pas causé la moindre crise constitutionnelle.

Le rejet du projet de loi C-93 représente un bel exemple de cas où le Sénat a imposé son second examen au Cabinet après que celui-ci eut décidé de modifier en profondeur l’organisation et le mandat des institutions de financement les plus importantes du gouvernement et après qu’il se fut servi de sa majorité docile pour faire adopter ces changements à la Chambre des communes. Le gouvernement était aussi majoritaire au Sénat, mais cette majorité était beaucoup moins docile. C’est ainsi que le Sénat s’est servi des pouvoirs constitutionnels considérables qui sont les siens pour faire contrepoids à l’exécutif, c’est-à-dire au Cabinet.

Je signale que trois des sénateurs progressistes-conservateurs qui ont participé à ce vote, le 10 juin 1993, y compris celle qui s’est ainsi opposée au projet de loi de son propre gouvernement, siègent toujours au Sénat et sont encore membres du groupe parlementaire conservateur.

Le rejet du projet de loi C-93 illustre bien que la Chambre des communes n’est pas la seule entité dont le Sénat est indépendant. Comme quelqu’un l’a dit la semaine dernière au Comité spécial sur la modernisation du Sénat, le Sénat est indépendant de l’exécutif, c’est-à-dire du premier ministre et du Cabinet.

Voici justement ce que disait l’un des ministres d’influence du premier ministre Wilfrid Laurier, sir Clifford Sifton, à ce propos :

Le Sénat joue un rôle de contrepoids moins face à la Chambre des communes que face au Cabinet, et il est certain que son influence à cet égard est salutaire.

Janet Ajzenstat est une spécialiste de renom de l’histoire politique canadienne et des origines de nos institutions parlementaires. Elle a comparu la semaine dernière devant le Comité sur la modernisation du Sénat. Elle a publié de très nombreux articles, en plus de contribuer à l’un des chapitres de l’ouvrage bien connu que le sénateur Joyal a rédigé à propos du Sénat, Protéger la démocratie canadienne. Voici ce qu’elle y dit :

C’était espérer que le Sénat obligerait le Premier ministre et les caciques du parti au Cabinet « à y réfléchir à deux fois », leur ôtant ainsi la tentation d’user de leur influence à la Chambre des communes pour bâillonner l’opposition.

Bref, l’institution sénatoriale est — et doit être — indépendante de la Chambre des communes et du gouvernement, c’est-à-dire du premier ministre et du Cabinet. Quelle signification doit-on donner, dans ce cas-là, à l’expression « sénateurs indépendants »?

Depuis la Confédération, c’est à chacun des sénateurs qu’il revient d’assurer son indépendance personnelle. Pour ce faire — pour exercer son propre jugement et défendre l’intérêt public en s’opposant aux projets de lois bâclés et partisans, pour paraphraser George Brown —, les sénateurs s’y sont toujours pris de mille et une façons.

Traditionnellement, les sénateurs nouvellement nommés se joignaient à l’un des groupes parlementaires existants. Conformément à la tradition du Parlement de Westminster, il s’agissait généralement du caucus gouvernemental ou de celui de l’opposition officielle. Or, au fil du temps, de nombreux sénateurs ont aussi choisi de ne s’affilier à aucun groupe, voire de former leur propre caucus. Rappelons-nous par exemple que, pendant un certain temps durant le règne du premier ministre Harper et du Parti conservateur, plusieurs sénateurs avaient choisi de s’afficher non pas comme des conservateurs, mais comme des progressistes- conservateurs. La sénatrice McCoy était du nombre.

Ernest Manning, ancien premier ministre de l’Alberta et, bien sûr, père de Preston Manning, a été nommé au Sénat par le premier ministre Pierre Trudeau. Le sénateur Manning a choisi de siéger en tant que membre du Crédit social — la seule personne dans l’histoire du Canada ayant siégé au Sénat à ce titre. Pendant une certaine période, il y a eu des collègues de son caucus à la Chambre des communes, mais durant des années, il fut ici le seul parlementaire du Crédit social.

Soit dit en passant, la sénatrice McCoy et le sénateur Manning ont tous deux été nommés au Sénat sur la recommandation de premiers ministres libéraux, la sénatrice McCoy ayant été nommée par le premier ministre Paul Martin et, comme je l’ai dit, le sénateur Manning qui a été nommé par le premier ministre Pierre Trudeau. Il y a donc longtemps que des sénateurs choisissent de se joindre à un caucus différent du parti politique du premier ministre qui les a nommés.

D’autres sénateurs ont décidé qu’ils ne se joindraient à aucun caucus, préférant faire bande à part et exercer « à titre individuel », si l’on veut. On a l’habitude de les appeler des sénateurs indépendants, selon le même principe qu’à la Chambre des communes. À mon avis, il serait plus juste d’utiliser le terme « non alignés », car nous conviendrons tous du fait — et je crois qu’il pourrait même y avoir une rare unanimité à ce sujet — que chacun d’entre nous, à titre de sénateur, a la responsabilité de veiller à ce que, collectivement, le Sénat remplisse son rôle constitutionnel au sein de notre démocratie parlementaire en tant qu’organisme indépendant de second examen objectif, ou « organisme tout à fait indépendant », comme le disait George Brown.

Nous ne pouvons peut-être pas tous dire que nous avons toujours respecté cette norme, mais je suis sûr que nous convenons tous du fait qu’il s’agit de la norme à laquelle nous devons nous mesurer et qui permet aux Canadiens d’évaluer notre travail.

Les étiquettes n’ont aucune importance quand il s’agit de bien faire notre travail. C’est la substance qui importe. Que nous nous donnions le titre d’indépendant ou non, ce qui compte, c’est que nous agissions en toute indépendance.

Regardons l’histoire du Sénat. On a vu plusieurs exemples de sénateurs qui prennent part de façon indépendante au deuxième examen objectif, y compris des sénateurs qui sont membres de ce qu’on appelle le caucus du gouvernement, mais qui s’opposent à la volonté du gouvernement.

Le sénateur Joyal, qui a toujours siégé dans cette enceinte comme membre du caucus libéral, nous a déjà fait vivre des épisodes notoires où il a affronté très publiquement le gouvernement formé par son propre parti au sujet de certaines mesures législatives, en particulier de la Loi sur la clarté. Ce n’était pas un petit projet de loi insignifiant. C’était un projet de loi très important pour le gouvernement Chrétien et pour le premier ministre lui-même. Soit dit en passant, le sénateur Joyal a été nommé au Sénat par le premier ministre Chrétien.

Le premier ministre a-t-il aimé ce que le sénateur Joyal a fait? J’imagine que non, mais le sénateur Joyal a fait son travail tel qu’il le concevait. Et, pendant tout ce temps, il est resté membre du caucus des sénateurs libéraux et du caucus libéral national qui existait à l’époque. Être membre de ces caucus ne l’a pas empêché de s’acquitter de son obligation de sénateur d’agir en toute indépendance.

La sénatrice conservatrice Pat Carney, qui a déjà occupé un poste de ministre de premier plan dans le Cabinet du premier ministre Brian Mulroney, a voté contre le projet de loi sur l’avortement du gouvernement formé par son propre parti, après que le premier ministre Mulroney l’eût nommée sénatrice. Sa décision a entraîné une égalité des voix lors du vote, et le projet de loi a été rejeté. Soit dit en passant, la sénatrice Carney a elle aussi joué un rôle majeur lorsque le projet de loi C-93, le projet de loi d’exécution du budget du gouvernement Mulroney que j’ai mentionné, a été rejeté à la suite d’un vote nul, parce que la sénatrice avait choisi de ne pas participer au vote final.

À l’occasion de son dernier discours dans cette enceinte, le 12 décembre 2007, la sénatrice Carney a évoqué son expérience au moment de l’étude du projet de loi sur l’avortement. Elle a expliqué que, comme d’autres, elle faisait l’objet de pressions continuelles de la part d’autres ministres pour qu’elle appuie le projet de loi. Elle a dit se rappeler, plus de 15 ans plus tard, qu’elle s’était sentie glacée jusqu’aux os lorsqu’elle a été le premier sénateur conservateur à voter contre le projet de loi. Cependant, il lui fallait accomplir son travail de sénatrice. Elle a déclaré : « Nos responsabilités, qui consistent à garantir la qualité des lois qui nous sont soumises, l’emportent par-dessus tout ». Selon elle, son vote sur le projet de loi sur l’avortement constituait « un exemple parfait de l’exercice de la responsabilité du Sénat ».

Incidemment, la sénatrice Carney était et est demeurée membre du caucus progressiste-conservateur, tant au Sénat qu’au sein du caucus national, puis elle a fait partie du caucus conservateur. Je suis convaincu que le premier ministre Mulroney n’a pas apprécié qu’un membre de son caucus, une ancienne ministre de son Cabinet, soit responsable de la défaite de l’un de ses projets de loi importants, mais je suis tout autant convaincu qu’il a respecté sa décision et a compris qu’elle accomplissait sa tâche en tant que sénatrice.

Il y a, bien entendu, de nombreux autres exemples.

Je suis heureux de constater l’enthousiasme à l’égard de l’indépendance dont font preuve nombre de nos collègues, qu’il s’agisse de nouveaux sénateurs ou de sénateurs de longue date. Je crois que nous sommes tous, comme de si nombreux Canadiens, ravis d’entendre le nouveau gouvernement déclarer que le Sénat doit promouvoir son indépendance. Cela nous facilitera la tâche. Nous n’aurons pas à subir des « pressions continuelles », comme la sénatrice Carney, ou à nous sentir « glacés jusqu’aux os » au moment de prendre la parole, si jamais nous contestons un projet de loi du gouvernement.

Soyons clairs, chers collègues. Notre tâche est toujours la même. Nos responsabilités sont toujours les mêmes, celles que je me suis toujours efforcé d’assumer. Je sais que cela s’applique également à tous les autres sénateurs.

Je voudrais souligner encore un autre point au sujet de notre indépendance individuelle. La partisanerie est souvent présentée comme l’antithèse de l’indépendance. Lorsque les gens expriment leur point de vue avec force et passion, on juge souvent qu’ils font preuve d’une trop grande partisanerie. Pourtant, l’engagement et la passion ont un rôle légitime à jouer au Parlement. Par exemple, la sénatrice Tardif se passionne pour les droits linguistiques, le sénateur Boisvenu, pour les droits des victimes, la sénatrice Dyck, pour les droits des Autochtones, la sénatrice Nancy Ruth, pour l’égalité entre les hommes et les femmes, la sénatrice Jaffer, pour les droits de la personne et le sénateur Joyal, pour la Constitution. Les Canadiens ont besoin de sénateurs passionnés et ils s’attendent à ce que nous soyons tous engagés. Je crois que c’est ainsi que le Sénat peut fournir son meilleur rendement.

Cette réflexion m’amène à parler de la question des caucus. Je comprends que certains puissent penser pouvoir mieux faire leur travail en étant seuls, ce que l’on qualifie d’indépendance. Cependant, je pense avoir bien expliqué la confusion que ce terme est susceptible d’engendrer dans ce contexte. C’est la raison pour laquelle le terme « non aligné » me semble préférable.

Comme je l’ai indiqué, les sénateurs nommés pour siéger dans cette assemblée indépendante ont toujours été libres de s’associer aux groupes ou aux caucus existants composés de sénateurs partageant des vues similaires. Ils ont toujours eu le droit de former de nouveaux groupes ou de nouveaux caucus ou de fonctionner seuls, sans attache avec d’autres collègues. Les sénateurs sont libres de changer d’appartenance et de passer d’un caucus à l’autre à tout moment. Au fil des ans, de nombreux sénateurs se sont joints à des caucus ou les ont quittés.

J’ai pu constater que le fait de me joindre à des sénateurs qui partageaient des vues similaires aux miennes est extraordinairement utile pour m’aider à participer en toute indépendance aux travaux de deuxième examen objectif du Sénat. L’expérience m’a appris que je pouvais être plus efficace en travaillant avec d’autres personnes qui partagent mes valeurs, mais qui ont des connaissances et une expérience qui leur sont propres qui leur permettent de jeter un éclairage particulier sur les questions étudiées par le Sénat. Leurs avis judicieux me sont utiles et enrichissent ma réflexion.

C’est pourquoi, selon moi, la plupart des sénateurs choisissent d’appartenir à un caucus, et je pense bien franchement que c’est la raison pour laquelle, dans toutes les assemblées démocratiques des parlements nationaux modernes, les législateurs appartiennent à des groupes ou des caucus. Il y a de très bonnes raisons pour lesquelles la démocratie a connu cette évolution universelle dans les parlements nationaux.

Fait intéressant, plus tôt cette semaine, le Comité spécial sur la modernisation du Sénat a entendu le témoignage de lord Hope, qui est le délégué des « cross-benchers » à la Chambre des lords britannique. En gros, il représente les « cross-benchers », qui siègent comme indépendants ou qui sont non alignés à la Chambre. Le sénateur Joyal lui a posé la question suivante :

[…] Pouvez-vous envisager la possibilité que la Chambre des lords soit composée uniquement de « cross-benchers »? J’entends par là des pairs qui n’entretiennent absolument aucun lien avec l’un des partis représentés à la Chambre des communes, qu’il s’agisse du parti au pouvoir, du parti de l’opposition ou du troisième parti.

Lord Hope a répondu qu’un tel système serait impraticable. En fait, il a mentionné qu’un tel système s’effondrerait et qu’on nagerait dans la confusion la plus totale.

Ici, au Sénat, la plupart d’entre nous croient que, en travaillant ensemble, nous pouvons améliorer nos travaux, avoir une meilleure compréhension des enjeux et être plus efficaces. Ce n’est pas étonnant. En effet, comme nation, nous savons qu’il est important de pouvoir se rassembler afin de collaborer et de travailler avec des gens dont nous partageons les vues. La liberté d’association est un élément fondamental de notre nation. En fait, ce droit est inscrit dans la Charte.

Chers collègues, à mon avis, il est possible de travailler ensemble au sein d’un caucus tout en faisant preuve d’indépendance. Tout dépend de la façon dont on agit. Par exemple, une personne peut poser une question difficile si elle estime que cette question mérite d’être posée; elle peut aussi obliger le gouvernement à rendre des comptes, même si elle appuie généralement les mesures prises par le gouvernement et même si elle est membre du parti politique au pouvoir. Au bout du compte, ce qui importe, c’est la façon dont on exprime notre vote.

Il ne fait aucun doute qu’au fil des ans, certains sénateurs ont accepté que les gestes qu’ils devaient poser dans cette enceinte soient indûment influencés par d’autres personnes, plus particulièrement par la direction du parti à la Chambre des communes. Bien sûr, il existe une solution à ce problème : il faut éliminer ce qu’on appelle les votes de partis et d’autres mesures similaires permettant de faire respecter la discipline de parti au Sénat. C’est ce qu’a fait l’actuel premier ministre le 29 janvier 2014. Ce jour-là, M. Trudeau — c’est ainsi qu’on l’appelait à ce moment — a pris la décision de dissocier le caucus libéral du Sénat du caucus libéral national, composé de députés élus. Il a annoncé que ses collègues et lui ne donneraient aucune orientation aux sénateurs qui étaient auparavant membres du caucus libéral national et qu’ils n’exerceraient pas de contrôle sur eux, et il a tenu sa promesse. Celui qui était alors chef du Parti libéral et qui est maintenant devenu notre premier ministre n’a pas communiqué avec moi; il n’a pas non plus tenté de nous dire, à mes collègues et à moi, comment nous devrions remplir nos fonctions dans cette enceinte.

Dans notre caucus, nous appelons ce jour-là notre « jour de l’indépendance ». Depuis ce jour, nous nous estimons totalement indépendants du caucus libéral national, nous le demeurons et nous nous désignons comme le caucus libéral indépendant du Sénat.

Notre indépendance est pour nous primordiale. Nous avons immédiatement annoncé que, désormais, aucun vote dans notre caucus ne serait soumis à la discipline du parti, et nous restons inflexibles sur ce point après plus de deux ans. Chaque vote, qu’il s’agisse de se prononcer sur le moindre projet de loi d’initiative parlementaire ou sur un projet de loi budgétaire, a été et demeure un vote libre, déterminé par le jugement personnel des sénateurs après analyse des faits. Nous échangeons des idées, de l’information, des travaux de recherche. Nous discutons, argumentons et tâchons de convaincre les autres de la justesse de notre position tout en respectant la liberté de notre caucus, car nous avons la certitude de partager les mêmes valeurs et les mêmes objectifs fondamentaux.

Ce débat est fort différent de ce à quoi on s’attend généralement dans l’enceinte d’une assemblée législative ou d’un parlement. À mon avis, il servira à éclairer le débat public ultérieur et constitue un élément essentiel du processus. Il me permet d’approfondir et d’affiner ma réflexion, de mieux contribuer au débat public et, en fin de compte, de prendre de meilleures décisions dont je suis le seul responsable.

Certains ont remis en question le fait que nous nous appelions le caucus libéral du Sénat. L’indépendance ne se mesure pas à l’aune de l’adhésion à un parti politique, des lectures qu’on fait ni des amis qu’on a. Elle se mesure à la manière dont on fait son travail.

Je suis libéral, et fier de l’être. Je suis libéral parce que j’ai pu constater que le Parti libéral est celui qui reflète le mieux mes valeurs et mes convictions les plus profondes, ainsi que mes façons de voir le monde et, surtout, mon pays. Je crois que mes amis et collègue d’en face pourraient en dire autant : ils sont membres du caucus conservateur parce que le Parti conservateur du Canada représente et défend les principes et les valeurs qui leurs sont chers.

Cela ne signifie pas pour autant que nous adoptons aveuglément les positions de nos partis respectifs. Si nous agissions de la sorte, le Sénat ne pourrait pas satisfaire à ses responsabilités en vertu de la Constitution et offrir un second examen objectif.

Cela dit, comme l’indique la Cour suprême du Canada au début de sa décision de 2013 au sujet du Sénat, « le Sénat est une des institutions politiques fondamentales du Canada ».

Le Sénat n’est pas comme la fonction publique et n’a jamais été conçu comme tel. C’est une institution politique. Nous sommes tous des politiciens, mais la Constitution prévoit que nous agissions de façon indépendante. Nous avons donc pour défi de rester indépendants malgré nos allégeances politiques. C’est tout à fait possible, comme peuvent en témoigner le sénateur Joyal, la sénatrice Carney et beaucoup d’autres sénateurs, dont plusieurs sont ici aujourd’hui, mais cela exige de la détermination, et même beaucoup de détermination par moments.

Tous ceux qui étaient ici à l’automne 2013, pendant l’étude des motions visant à suspendre trois de nos collègues en raison d’une utilisation présumée abusive des ressources du Sénat, pourront le confirmer.

Je ne prétendrai pas parler au nom des sénateurs d’en face mais, pour nous tous de ce côté-ci, ce fut une période difficile. Nous étions encore membres du caucus libéral national, à l’époque. La décision de changer notre statut n’a été annoncée par M. Trudeau que quelques mois plus tard.

Dans notre cas, des membres importants de notre caucus à la Chambre des communes nous ont recommandé vivement d’appuyer les motions de suspension, parce qu’ils craignaient que le Parti conservateur déclare publiquement que les libéraux défendaient des dépenses inadmissibles et une utilisation abusive de l’argent des contribuables. Compte tenu des pressions exercées par le parti, à peu près tous les sénateurs libéraux ont dû faire preuve de détermination au moment de s’abstenir de voter ou de rejeter les motions de suspension.

Il nous a fallu assumer notre indépendance individuelle dans une atmosphère politique extrêmement tendue. Comme je l’ai expliqué immédiatement à la suite du vote ce jour-là, je me suis abstenu parce que je n’étais pas d’accord avec le fait d’imposer des sanctions aux sénateurs et de négliger l’application régulière de la loi ainsi que les principes de justice fondamentale. Je ne pouvais pas appuyer ces motions, peu importe les pressions exercées par la direction de mon parti.

Y a-t-il des façons d’améliorer comment nous effectuons notre travail afin d’accroître notre capacité de remplir notre rôle d’organisme tout à fait indépendant qui assure un second examen objectif? Bien sûr que oui. C’est pourquoi j’ai proposé la création du Comité spécial sur la modernisation du Sénat. Nous nous sommes penchés sur diverses questions afin de trouver différentes solutions.

Je suis ravi de constater qu’il y a un réel engouement à cet égard, et je suis convaincu que, compte tenu des talents, des expériences vécues et des connaissances que l’on retrouve chez les sénateurs, nous serons en mesure de trouver ensemble des façons de faire en sorte que le Sénat produise de meilleurs résultats pour les Canadiens.

De notre côté, mes collègues du caucus et moi examinons depuis un certain temps différentes approches pour trouver de nouvelles façons d’accomplir notre travail. Par exemple, peu de temps après la nomination des sénateurs indépendants, nous avons lancé l’initiative relative au caucus ouvert. Nous avons décidé de tenir des réunions ouvertes de notre caucus. Nous avons cerné les questions sur lesquelles nous voulions nous pencher. Nous avons invité des experts à se joindre à nous et nous avons ouvert nos portes aux médias, ainsi qu’au grand public, afin de discuter ouvertement de questions particulières. Nous avons également invité à se joindre à nous tous les parlementaires de tous les partis des deux Chambres et nous continuons de le faire. Je suis heureux de dire que nos invitations ont été bien accueillies et ont été acceptées dans de nombreux cas. Je crois que nous en avons tous profité. Les points de vue de nos invités ont assurément éclairé nos propres points de vue, d’une façon qui aurait été impossible autrement, sur diverses questions importantes.

La première réunion libre de notre caucus, le 26 mars 2014, ouvrait la porte à la tenue d’une discussion sur la terrible histoire des femmes autochtones tuées ou portées disparues. Je me rappelle que la sénatrice Dyck avait donné le coup d’envoi à la réunion en chantant une chanson que se transmettent les femmes autochtones depuis des générations. Quelle merveilleuse façon d’entamer ce qui fut une réunion merveilleuse.

Depuis, les sénateurs Eggleton et Tardif ont organisé de nombreuses autres réunions libres, qui se sont toutes avérées aussi informatives que stimulantes et pertinentes. Les gens du public qui y assistent — et il n’est pas rare que la salle soit pleine à craquer — peuvent prendre la parole, que ce soit pour faire une déclaration, contribuer à la discussion ou poser des questions. Si tout se passe bien, ces réunions devraient bientôt être diffusées en direct afin que les Canadiens de partout au pays puissent y participer en se servant d’Internet pour se joindre à la discussion.

Par la force des choses, l’autre initiative que nous avons lancée a été mise sur la glace ces derniers temps, mais j’ai bon espoir qu’on pourra maintenant la ressusciter. Il s’agit de ce que nous appelions « les questions des Canadiens ». Notre caucus a créé un site web où les Canadiens peuvent nous faire part des questions qu’ils aimeraient poser au gouvernement. De nombreux membres de notre caucus ont d’ailleurs profité de la période des questions pour les poser au leader du gouvernement, et je sais que les gens qui nous les ont transmises étaient contents que nous ayons choisi leur question, et qu’ils ont aussi apprécié les réponses qu’ils ont reçues. Je ne suis pas sûr que mon collègue, le sénateur Carignan, a aimé notre initiative autant que nous, mais je le soupçonne d’avoir été content de pouvoir s’adresser directement aux Canadiens, de la même façon que ces derniers étaient contents de pouvoir lui poser leurs questions, par notre entremise.

Chers collègues, voilà quelques-unes des raisons qui font que j’ai choisi de demeurer au sein du caucus des libéraux au Sénat. J’apprécie les réflexions de mes collègues, dont les connaissances et l’expérience de vie complètent bien les miennes. Je sens que, sans eux, mon travail auprès des Canadiens s’en ressentirait, mais je respecte les sénateurs qui ont choisi de faire cavalier seul. L’important, chers collègues, c’est que chacun d’entre nous, que nous fassions partie d’un caucus ou non, a le devoir de remplir les obligations constitutionnelles qui vont de pair avec ses fonctions sénatoriales, à savoir décortiquer objectivement les mesures adoptées par la Chambre des communes et défendre l’intérêt public contre les projets de loi bâclés et partisans. Nous sommes tous — nous devons tous être — indépendants, que nous travaillions seuls ou que nous fassions partie d’un caucus et que ce caucus porte le nom d’un parti politique actif ou autre.

Nous devons donc faire preuve de prudence lorsque nous utilisons le mot « indépendant ». Nous avons maintenant une riche association de divers groupes de sénateurs. Certains se disent conservateurs. D’autres se disent libéraux. D’autres encore ont décidé de ne pas s’associer à un parti politique traditionnel en particulier. Or, chacun d’entre nous doit s’évaluer et user du jugement indépendant qui convient aux membres d’un organisme censé être indépendant et assurer un second examen objectif dans notre démocratie parlementaire canadienne.

Je vais conclure mes observations de la même façon que j’ai conclu chacune de mes réponses au discours du Trône depuis que j’ai été nommé leader de mon caucus en 2008. Chacun de ces discours a été livré en ma qualité de chef de l’opposition de l’époque, mais à une différence près — j’ai remplacé le mot « opposition » par l’expression « caucus sénatorial » —, ces mots s’appliquent toujours à notre rôle.

Voici ce que j’avais dit :

Nous ferons tout ce que nous pourrons pour remplir notre rôle constitutionnel à titre de membres d’un caucus sénatorial actif, réfléchi et dévoué, en exerçant le rôle de second examen objectif qui nous a été confié.

Nous avons l’intention de scruter à la loupe le programme législatif du gouvernement et de proposer nos propres mesures législatives.

Si nous décelons des lacunes dans les mesures législatives, nous proposerons des amendements pour les améliorer.

Si, toutefois, nous voyons d’un œil favorable les propositions du gouvernement, nous les appuierons.

Comme d’habitude, nous serons guidés par le bien collectif.