Forum des sénateurs libéraux

Prise de décision sur le projet de loi C-377—Motion

Prise de décision sur le projet de loi C-377—Motion

Prise de décision sur le projet de loi C-377—Motion


Publié le 29 juin 2015
Hansard et déclarations par l’hon. Elizabeth Hubley, Jane Cordy, Joseph Day, Lillian Eva Dyck, Mobina Jaffer

L’honorable Joseph A. Day (leader adjoint suppléant de l’opposition) :

Chers collègues, je trouve toujours utile de récapituler le débat afin de savoir où nous en sommes. Le Sénat du Canada a été saisi du projet de loi C-377, et il débat présentement de la motion no 117, que l’on appelle parfois la « motion de disposition », qui a été reconnue comme une motion du gouvernement et qui vise à allouer un nombre donné d’heures au débat. Nous disposons de six heures pour débattre de la motion elle- même et de ses amendements. En fait, je devrais dire de son amendement, car il n’y en a qu’un, honorables sénateurs, et c’est précisément de cela que je vais parler : de la motion, de son amendement et des conséquences qu’ils auront.

L’amendement, tout d’abord, vise à modifier le texte de la motion, qui dit actuellement qu’aussitôt qu’elle sera adoptée, nous nous prononcerons sans plus attendre sur le projet de loi C-377; autrement dit, le débat sera terminé. C’est la guillotine, le point final.

L’amendement remplacerait les mots « immédiatement après l’adoption de la présente motion » par les mots « après l’adoption de la présente motion, mais pas avant le 20 octobre 2015 ». Plutôt bien choisi comme date, non? J’espère que les honorables sénateurs tiendront bien compte de la date proposée dans l’amendement quand ils détermineront quand aura lieu le vote sur le projet de loi C-377.

Lorsque le Sénat en a été saisi la première fois, en 2013, le projet de loi a été renvoyé au Comité sénatorial permanent des banques et du commerce. En 2014, c’est-à-dire cette fois-ci, il a été renvoyé au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Le Comité des banques a fait rapport du projet de loi sans propositions d’amendement, mais avec des observations. Il a dit qu’il avait des préoccupations relativement au projet de loi qui pourraient être mieux résolues ici. Le Sénat s’est penché sur le projet de loi quand il lui a été renvoyé, et il l’a amendé.

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, qui a examiné le projet de loi cette année, a fait rapport du projet de loi sans propositions d’amendement et sans observations.

En 2013, le Sénat avait voté en faveur de l’amendement du projet de loi et l’avait renvoyé à la Chambre des communes. La Chambre des communes n’a jamais pris connaissance de l’excellent travail effectué par notre comité et cette enceinte. Le gouvernement a prorogé, pas à cause du projet de loi C-377, j’en suis sûr, mais c’est ce qu’il a fait. Après la prorogation, le projet de loi a été renvoyé ici, en raison d’une règle bizarre, comme s’il venait de franchir l’étape de la troisième lecture à l’autre endroit.

Je ne suis pas sûr de ce qui a changé depuis le premier examen de ce projet de loi pour expliquer les résultats très différents obtenus lors des deux examens. Soit nous n’avons pas fait le travail correctement la première fois, soit nous ne le faisons pas maintenant. Seul le temps nous le dira, ou peut-être la Cour suprême. C’est une partie du problème, honorables sénateurs.

Nous savons que l’adoption de ce projet de loi donnera lieu à des contestations judiciaires. Nous l’avons entendu de beaucoup de sources différentes. La constitutionalité de cette mesure législative a été remise en question par de nombreux témoins et plusieurs autres personnes.

Dans ses mémoires au Comité des finances de la Chambre des communes, l’Association du Barreau canadien a déclaré ceci :

Le projet de loi entrave l’administration et les activités internes d’un syndicat, ce qu’interdit la liberté d’association garantie par la Constitution à moins que le gouvernement puisse démontrer qu’il s’agit d’une limite raisonnable aux droits d’association. D’après le texte du projet de loi, on ne voit pas quelle est la justification pour ces empiétements sur les droits.

Les honorables sénateurs savent que l’Association du Barreau canadien représente énormément de juristes canadiens.

Beaucoup de gens sont intervenus au sujet de la mesure, et beaucoup de réserves ont été exprimées. Je n’ai pas le temps de les passer en revue, et vous n’avez pas envie de m’entendre le faire, mais il a été question de la charge de travail de l’Agence du revenu du Canada. Je rappelle aux honorables sénateurs que le projet de loi vient modifier la Loi de l’impôt sur le revenu. Il s’agit d’une loi en matière d’impôt qui demande à l’Agence du revenu du Canada de recueillir l’information de toutes ces sources différentes et de la publier. Certains ont soulevé des réserves sur le plan de la protection des renseignements personnels : sont concernés les particuliers, les membres d’associations, les associations d’enseignants, les associations de dentistes, les associations de médecins, les associations de comptables, tous ceux-là et bien plus encore.

Il a également été question des coûts immenses que devront assumer ces associations et syndicats. J’ai parcouru le projet de loi afin de déterminer combien d’éléments d’information ils devront fournir, et je me suis arrêté à 23, mais ne vous inquiétez pas, honorables sénateurs : s’il manque quelque chose, la mesure est assortie d’une disposition fourre-tout à la fin, qui dit : « tout autre état prescrit ». Il y a donc 23 états prescrits, sans compter tous ceux que le gouvernement pourrait décider d’ajouter par la suite, sans que la décision soit soumise à l’examen des sénateurs ou des députés.

Voilà le genre de coûts que la mesure entraînerait. Elle est bien trop vaste.

En droit, le terme « notamment », ainsi que d’autres termes analogues, ouvre la voie à des ajouts subséquents. Souvent, dans les textes de loi, un énoncé assez général est suivi d’une liste introduite par ce mot, « notamment » — « including » en anglais —, mais la liste n’est pas exhaustive. Il est préférable d’éviter ce terme dans la mesure du possible dans les textes de loi, car il est beaucoup trop vague. Les entités visées par la loi ignorent ce qui pourrait leur être demandé à l’avenir.

J’ai lu le projet de loi C-377. On y trouve la définition d’« organisation ouvrière », et dans la version anglaise, le mot « include » revient trois fois dans les deux premières lignes. On parle en français d’« association syndicale ou autre organisation », ce qui signifie que la liste est non exhaustive. On dit ensuite que l’organisation a « notamment pour objet de régir […] ». Et enfin, on dit qu’« y sont assimilés les groupes ou fédérations […] », ce qui constitue encore une fois une liste non exhaustive.

À la page suivante, dans la version anglaise, le mot « includes » revient trois fois, aux lignes 9, 15 et 35. Quand j’ai parcouru la page suivante, j’ai relevé au moins deux « includes ». Cela contribue au manque de précision de cette mesure législative.

Je peux vous garantir que cette mesure législative n’a pas été rédigée par le ministère de la Justice ni par quelqu’un qui connaît bien la rédaction de textes législatifs. Honorables sénateurs, c’est un autre problème auquel nous devons penser avant de décider si nous appuyons ou non cette mesure législative.

L’Association du barreau canadien a aussi abordé la question du secret professionnel. Elle craint que cette mesure législative exige la divulgation de certains renseignements protégés par le secret professionnel dans l’un des 23 états financiers exigés ou l’un des autres qui les suivent.

Sur le plan de la constitutionnalité, nous avons entendu parler du partage des pouvoirs entre les provinces et le gouvernement fédéral, des différents articles, mais il y a aussi de la question de la constitutionnalité aux termes de la Charte et des préoccupations qui ont été exprimées relativement à la liberté d’association et à la liberté d’expression.

Il y a aussi les activités de lobbying qui ne sont pas bien définies. Plusieurs points ne sont pas clairement définis. Ils ont été soulevés par des témoins et dans les discours de nombreux sénateurs, qui, selon moi, ont tous présenté une évaluation valable de cette mesure législative. Ces arguments sont tous irréfutables et ils pourraient tous servir de base à une contestation judiciaire.

Le Congrès du travail du Canada a affirmé ceci :

Le projet de loi C-377 enfreint les lois fédérales et provinciales sur la protection de la vie privée et il traite les syndicats de façon discriminatoire par rapport à d’autres organisations traitées de manière semblable dans la Loi de l’impôt sur le revenu.

D’autres organisations visées par la Loi de l’impôt sur le revenu ne subissent pas la même discrimination que les syndicats.

[…] il imposera d’importants coûts au gouvernement et aux organisations syndicales.

Le commissaire à la protection de la vie privée, M. Daniel Therrien, a soulevé de graves préoccupations liées au projet de loi, sur le plan de la protection de la vie privée. Il a suggéré des façons de protéger le droit à la vie privée tout en observant le principe de la responsabilité, qui semble être la raison d’être du projet de loi. Dans son allocution devant le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles du Sénat, M. Therrien a déclaré ce qui suit :

Si c’est pour aider les travailleurs et les membres des syndicats qu’on exige une plus grande transparence et imputabilité, comme le suggèrent certains parlementaires, je ferais valoir qu’il n’est pas nécessaire pour atteindre cet objectif de procéder à une divulgation publique de renseignements personnels sensibles sur le site web de l’Agence du revenu du Canada. Les lois provinciales obligent déjà les syndicats à fournir à leurs membres des états financiers. Cette information est disponible à l’interne aux membres et, bien souvent, affichée publiquement sur les sites web des syndicats. Ces états financiers ne divulguent pas de noms et sont généralement présentés sous forme de sommaire.

Cela servirait à protéger les renseignements personnels des membres du syndicat. M. Therrien affirme que :

Il se peut que l’imputabilité requière la divulgation de certains renseignements personnels sur les dirigeants syndicaux…

— il en convient —

… par exemple leur salaire, mais si cette imputabilité est pour les membres, je ne vois pas pourquoi l’information devrait être disponible au grand public.

Pour autant que je sache, on ne lui a pas fourni de réponse satisfaisante à cet égard.

Encore une fois, l’Association du Barreau canadien soutient que le projet de loi comporte de sérieuses lacunes sur le plan de la protection de la vie privée et « qu’il n’établit pas un juste équilibre entre les objectifs légitimes de protection de l’intérêt public et le respect des intérêts personnels, qui est protégé par la loi » — ce qui revient à l’observation du sénateur Joyal concernant le déséquilibre.

Lorsque les défenseurs du projet de loi en expliquent l’objet, ils font valoir qu’il profitera considérablement aux syndicats et à leurs membres, en raison des exemptions et des déductions fiscales qu’il comporte et du fait que les membres ont le droit de savoir comment leurs cotisations syndicales sont dépensées. Toutefois, sur le plan de la publication des renseignements, le projet de loi va beaucoup plus loin.

Alain Barré, de l’Université Laval, a étudié le projet de loi. Voici ce qu’il a dit sur l’utilisation de la Loi de l’impôt sur le revenu pour apporter ces changements :

J’en suis venu à la conclusion qu’il s’agissait d’une législation déguisée. Le législateur…

— M. Hiebert —

… cherche à utiliser un vêtement juridique approprié afin de faire augmenter ses chances d’obtenir un jugement favorable en cas de contestation constitutionnelle.

Honorables sénateurs, si nous adoptons ce projet de loi, celui-ci fera certainement l’objet d’une contestation judiciaire fondée sur quelques-uns ou la totalité des motifs que je viens de mentionner. En tant que sénateurs, nous devrions donc éviter d’adopter un projet de loi suscitant un enthousiasme exagéré et ayant une portée trop vaste, puis d’attendre que les tribunaux fassent le travail qui nous aurions dû d’abord effectuer.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Souhaitez-vous avoir plus de temps, sénateur Day?

Le sénateur Day : Pourrais-je avoir cinq minutes de plus pour pouvoir terminer mon intervention?

Des voix : D’accord.

Le sénateur Day : Merci.

Les faits nous ont été communiqués par des représentants provinciaux, c’est-à-dire sept premiers ministres qui insistent pour dire que le projet de loi proposé par le gouvernement fédéral est indésirable et inutile. Les lois actuelles en matière de relations de travail prévoient la divulgation de renseignements aux membres des syndicats. Très peu de membres se sont plaints du fait qu’ils ne recevaient pas suffisamment de renseignements. Lorsque des plaintes sont déposées, elles peuvent être traitées en bonne et due forme. Toutefois, ce projet de loi ne fait pas suite à une série de plaintes sur lesquelles il importe de se pencher.

Si nous adoptons le projet de loi C-377, nous allons bouleverser un système qui jouit d’un bon équilibre entre les parties patronale et syndicale. C’est l’argument qu’a fait valoir le sénateur Joyal et auquel je souscris totalement. C’est l’argument le plus convaincant que j’ai entendu parmi tous ceux qui ont été invoqués au sujet de ce projet de loi. Du point de vue du marché, ce projet de loi est inutile. Même si certains des amendements proposés pouvaient combler les nombreuses lacunes du projet de loi, je ne suis pas convaincu qu’il serait souhaitable de modifier la Loi de l’impôt sur le revenu pour exiger la divulgation publique de renseignements personnels sur les employés des organisations ouvrières et des syndicats. La Loi de l’impôt sur le revenu n’est pas le véhicule approprié pour ce genre de chose.

Honorables sénateurs, le sénateur Richard Cartwright siégeait ici en 1910. Voici ce qu’il a déclaré ici même :

Un sénat idéal […] n’est pas un sénat qui doive contrecarrer les vœux du peuple : mais c’est un Sénat qui s’efforce de connaître l’opinion publique, saine et raisonnée.

Honorables sénateurs, compte tenu de tous les mémoires, de toutes les lettres et de tous les courriels que nous avons reçus, de toutes les communications qui nous ont été envoyées par les premiers ministres provinciaux et les intervenants, des témoignages entendus par le Comité des banques, par le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles et par le Comité des finances de la Chambre des communes, je ne pense pas que cette mesure législative correspond à l’opinion publique saine et raisonnée, comme l’a dit le sénateur Cartwright.

[…]


L’honorable Mobina S. B. Jaffer :

Honorables sénateurs, je souhaite prendre la parole au sujet de la motion no 117 et de son amendement.

Honorables sénateurs, nous sommes à un seuil critique. Aujourd’hui, les Canadiens nous observent alors que nous débattons de la motion no 117. Ils sont frustrés, et, à vrai dire, je ne peux pas leur en vouloir, car je le suis aussi.

Au lieu de redire en mes propres mots ce que mes collègues ont dit, je vais citer les paroles d’un Canadien qui a écrit à chacun d’entre nous le week-end dernier. Mike Brecht, de Saskatoon, a dit ceci :

Je vous écris au sujet de la décision du Sénat de voter contre de la décision rendue par le Président du Sénat à l’égard du projet de loi C-377. Le Président a clairement exposé son raisonnement en se fondant sur les règles établies en 1991 concernant l’ordre d’appel. Il a également fait allusion à la décision de l’ancien Président, le sénateur Kinsella, en disant que « proposer d’utiliser une motion du gouvernement pour régir l’expédition d’affaires autres que gouvernementales va à l’encontre d’une distinction fondamentale établie dans le Règlement et dans nos pratiques. »

En votant contre la décision du Président, vous venez d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil du Sénat. Si on ne fait plus la distinction entre les affaires du gouvernement et les autres affaires dont dispose le Sénat, ce dernier n’aura plus son utilité en tant que Chambre de second examen objectif, puisque toutes les questions qui seront mises à l’étude à l’avenir seront déjà déterminées par la Chambre des communes.

Jusqu’à présent, j’étais de ceux qui croyaient que le Sénat avait toujours sa place dans le cadre des travaux parlementaires au Canada, mais, après le vote contre la décision de la présidence, vous avez anéanti hors de tout doute l’argument relatif à la nécessité du Sénat. En terminant, je vous demande, en tant que contribuable canadien inquiet, de vous opposer à la motion et de débattre comme il se doit du projet de loi C-377 à une séance ultérieure.

De la part d’un contribuable très déçu.

Honorables sénateurs, pour reprendre ce que le contribuable a dit, si nous votons en faveur de cette motion, nous ferons en sorte que le Sénat devienne une institution superflue.

J’ai réfléchi à cette lettre pendant toute la fin de semaine et à ce que je pourrais ajouter à ce sujet. Comment peut-on véritablement expliquer ou comprendre ce qui se passe à l’heure actuelle au Sénat? Nous n’avons pas vécu une situation semblable depuis de très nombreuses années.

Aujourd’hui, nous nous perdons en discussions enflammées. Les frustrations s’accumulent au Sénat. Prenons un peu de recul. Oublions nos émotions du moment et réfléchissons à ce qui est sur le point de se produire. Nous sommes sur le point de faire quelque chose qui aura une profonde incidence sur notre institution. Ce que j’ai retenu de la lettre de M. Brecht, c’est que, une fois de plus, nous sommes sur le point de perdre la confiance des personnes que nous sommes censés servir. Nous allons faire en sorte que le Sénat devienne inutile.

J’aimerais traiter de cette question plus en détail. Je crois que certains sénateurs semblent avoir oublié que nous n’avons d’obligations qu’envers les Canadiens. Notre seul devoir, nous l’exerçons à l’endroit des Canadiens.

Honorables sénateurs, la motion dont nous débattons aujourd’hui a une vaste portée. Elle nous dépasse. Par conséquent, je crois que, de ce point de vue, nous avons atteint un seuil critique.

Notre institution est menacée. La dernière année a été très difficile, personne ne peut le nier. Lorsque nous serons rentrés chez nous, sans doute nous dirons-nous que nous ne voulons plus jamais vivre une année comme celle que nous venons de traverser. Il y a eu des suspensions, le Sénat a fait l’objet d’une vérification hautement médiatisée et, par moments, en lisant les journaux, on aurait dit que le terme « scandale » était devenu synonyme de « Sénat ». Toutefois, n’oublions pas pourquoi, au départ, nous avons fait l’objet d’une vérification. Nous voulions regagner la confiance des Canadiens. Pourquoi? Parce que c’est notre devoir de les servir. S’ils n’ont pas confiance en nous, comment pouvons-nous les servir?

C’est non seulement un but louable, mais aussi notre responsabilité, d’assurer la crédibilité de notre institution auprès des Canadiens. On n’insistera jamais trop sur son importance pas plus que nous pouvons discuter le fait que nous avons convenu de l’importance de la vérification en l’acceptant. Pourquoi alors revenons-nous maintenant sur notre engagement envers les Canadiens?

Je demande aux sénateurs qui votent en faveur de cette motion comment l’acte qu’ils poseront aujourd’hui — qui va perturber la démocratie et le processus démocratique — servira à regagner la confiance de la population en notre institution.

Après avoir mûrement réfléchi, je suis convaincue que je ne puis expliquer plus clairement que l’ont fait d’autres sénateurs pourquoi il n’est pas correct d’appuyer cette motion. Je souhaite plutôt aujourd’hui en appeler à la raison.

Honorables sénateurs, je ne devrais pas me sentir aussi défaitiste au sujet d’un appel à la raison en cette enceinte. Après tout, nous sommes censés être la Chambre de second examen objectif. À l’autre endroit, la raison passe après la partisanerie, mais ici, la raison et la pensée rationnelle sont censées être la norme en toutes circonstances. Indépendamment des allégeances politiques, la raison doit l’emporter ici.

À titre de Chambre de second examen objectif, nous ne sommes pas censés succomber à la partisanerie. Nous ne devrions pas prendre de décisions irréfléchies en fonction des résultats de sondage ou des possibilités de réélection. Nous sommes au service des intérêts nationaux et des Canadiens. En théorie, notre travail est simple et, pourtant, il est essentiel pour maintenir un équilibre dans notre démocratie. Nous veillons à ce que la raison, l’équité et les faits prévalent dans les futures lois de notre grande nation.

Honorables sénateurs, je crains que nous ayons mal communiqué ce message aux Canadiens. On peut donc comprendre leur frustration, mais nous avons passé une année très difficile à essayer de regagner la confiance des Canadiens. Je suis fière de cette Chambre et du travail que nous faisons tous. Pourtant, aujourd’hui nous mettons en péril tout le bon travail qui se fait ici et, là encore, nous envoyons le mauvais message aux Canadiens.

Quand on fait ainsi appel à la raison, on ne devrait pas ressentir l’amertume de la défaite aussi crûment que je la ressens en ce moment, même si j’ai encore espoir que mes collègues conservateurs me prouveront que j’ai tort de me sentir ainsi. Aujourd’hui plus que jamais au cours de la dernière année, nous avons la responsabilité de réaffirmer l’indépendance de notre assemblée.

Voici le dernier argument que je souhaite faire valoir. Aux honorables sénateurs conservateurs qui voteront pour la motion parce que leur idée était faite avant même de pénétrer dans la salle, je demande de quel côté de l’histoire ils veulent se placer aujourd’hui. Voulez-vous contribuer encore davantage à la détérioration de notre institution sacrée, ou allez-vous plutôt exercer votre indépendance d’esprit?

Nous avons entendu le Président Kinsella nous dire que cette motion n’a pas lieu d’être — un raisonnement que le Président actuel, le sénateur Housakos, a repris à son compte. Vous savez que la raison penche de leur côté. J’en appelle non pas à vos valeurs partisanes ni à vos émotions; non, aujourd’hui, j’en appelle à votre raison. Chacun de vous doit s’accrocher de toutes ses forces à son indépendance d’esprit, parce que c’est ni plus ni moins l’avenir de notre démocratie qui est en jeu. Peu importe ce que nous avons dit avant aujourd’hui, et même aujourd’hui, plus rien ne compte sauf la manière dont vous allez voter. Aujourd’hui plus que jamais, vous devez exercer votre indépendance d’esprit. C’est la seule avenue possible si nous voulons regagner de la crédibilité auprès des Canadiens. Nous comptons sur vous.

Depuis un an, nous nous sommes tous engagés à redonner confiance aux Canadiens dans notre institution. Tous autant que nous sommes, nous nous sommes attelés à cette tâche, j’en suis convaincue, mais aujourd’hui, nous devons prouver que les gestes concrets pèsent plus lourd que les belles paroles. Nous avons assez parlé de la crédibilité de l’institution sénatoriale. Les Canadiens en ont assez des palabres; ils veulent que nous agissions : vous, moi, nous. Ils le méritent.

Ce vote, c’est votre chance d’agir, de vous adresser directement aux Canadiens. Parce que c’est la vérité : les belles paroles s’effacent derrière les gestes concrets. Le résultat du vote sur cette motion enverra un message plus fort que tout ce qui a été dit à son sujet, plus fort que n’importe quelle entrevue que nous pourrions donner ou que n’importe quel gazouillis que nous pourrions envoyer. Le résultat du vote d’aujourd’hui sera le message que nous envoyons à ceux que nous servons.

Je suis très fière d’être une sénatrice canadienne, et je suis convaincue que notre institution a un rôle important à jouer dans notre démocratie, mais ce rôle ne consiste pas à remanier les règles pour des motifs partisans. Tout ce que nous réussirons, ce sera d’amoindrir encore notre crédibilité et de nous aliéner ceux-là mêmes que nous sommes censés servir. C’est contraire à tous les principes que défend le Sénat. C’est contraire au rôle que nous devons jouer.

Chers collègues, au cours des dernières années, des sénateurs ont été suspendus, et le Sénat a fait l’objet d’une vérification très ouverte. Cette vérification ne nous a pas épargnés, et je pense que, grâce à celle-ci, bien des gens se sont rendu compte que nous faisions ce qui s’imposait. Toutefois, en adoptant cette motion, nous allons détruire notre institution, car nous savons pertinemment ce qu’il va advenir du projet de loi : il sera immédiatement contesté devant les tribunaux, qui le déclareront inconstitutionnel. Malheureusement, c’est notre institution qui écopera, pas les syndicats.

L’honorable Jane Cordy : J’aimerais poser une question. Plus tôt cet après-midi, on nous a dit que le projet de loi ne prévoyait pas la divulgation d’activités non liées aux relations de travail. Pourtant, voici ce qu’on peut lire au sous-alinéa 149.01(3)b)(vii.1) :

un état indiquant une estimation raisonnable du pourcentage du temps que les personnes visées au sous-alinéa (vii) consacrent à la conduite d’activités politiques, d’activités de lobbying et d’autres activités non liées aux relations du travail […]

Il s’agit d’une définition assez vague. Il me semble que, plus tôt aujourd’hui, on nous a dit qu’elle pourrait comprendre diverses activités, comme le bénévolat que fait un parent en tant que chef scout ou guide ou en tant que président de l’association parents- enseignants de l’école fréquentée par son enfant, dans le but d’améliorer l’école en tant que lieu d’apprentissage. Ces activités pourraient donc faire partie des « activités non liées aux relations de travail », qui, en fait, sont prévues dans le projet de loi, comme ont pu le constater les personnes qui ont pris la peine de le lire.

Trouvez-vous que cette disposition est plutôt vague et que, en fait, elle pourrait englober toutes les choses mentionnées plus tôt par le sénateur Baker?

La sénatrice Jaffer : Sénatrice Cordy, je vous remercie vivement de m’avoir posé cette question. Comme vous le savez, je suis membre du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. J’ai posé cette question à plusieurs des témoins qui ont comparu devant notre comité.

Nous pouvons nous renseigner sur le salaire des syndiqués et sur le nombre d’activités politiques auxquelles ils se livrent, si nous le souhaitons. Cependant, il est un peu fort de leur demander de préciser leurs « autres activités non liées aux relations de travail ». C’est cette exigence qui me préoccupe. Elle m’a amené à poser la question suivante : « Si un syndiqué est chef des louveteaux, doit-il le signaler? »

Honorables sénateurs, voici ce que nous exigeons des syndiqués. Si on nous demandait de préciser tous les organismes de bienfaisance pour lesquels nous travaillons, nous n’accepterions jamais de le faire. Ce projet de loi est tout simplement inconstitutionnel.

[…]


L’honorable Jane Cordy :

Honorables sénateurs, il est proposé dans la motion no 117 que, « nonobstant toute disposition du Règlement ou pratique habituelle, immédiatement après l’adoption de la présente motion, le Président interrompe les délibérations en cours pour mettre aux voix toutes les questions nécessaires pour disposer du projet de loi C-377 ».

Honorables sénateurs, cette motion ne nous permet pas de débattre plus longuement du projet de loi. « Nonobstant toute disposition du Règlement » — autrement dit, oublions le Règlement; faisons semblant qu’il n’existe pas. Ne débattons plus de ce projet de loi, qui coûtera des sommes incalculables aux contribuables et qui sera contesté devant les tribunaux.

La motion veut également que la sonnerie d’appel des sénateurs ne sonne qu’une fois pendant 15 minutes. Encore une fois, on nous dit de faire fi des règles et de faire comme si elles n’existaient pas.

Le paragraphe 3 dit ceci : « aucun vote […] sur une motion […] relative à cet ordre ne soit différé ». Encore une fois, on nous dit d’oublier les règles, de ne pas tenir compte de ce qu’elles disent.

Le quatrième paragraphe de cette motion dit ceci : « aucune motion visant à lever la séance ou à donner suite à tout autre point à l’ordre du jour ne soit reçue avant que le Sénat n’ait disposé du projet de loi visé par cet ordre ». En somme, on ne pourra ni ajourner ni différer, il y aura une sonnerie de 15 minutes, et on ne pourra pas débattre du projet de loi une fois que la motion sera adoptée. C’est la motion la plus antidémocratique que j’aie vue au Sénat, et j’ai vu beaucoup de motions que je n’appuyais pas. Comme la sénatrice Lovelace Nicholas l’a dit plus tôt aujourd’hui, la démocratie s’est volatilisée.

Honorables sénateurs, le projet de loi C-377 est une autre mesure du gouvernement Harper qui est inéquitable, injuste, discriminatoire et essentiellement inconstitutionnelle. Pour faire son travail correctement, le Sénat ne devrait pas laisser le projet de loi C-377 être adopté.

Sept provinces sont fortement opposées à ce projet de loi. Ces sept provinces représentent 81,4 p. 100 de la population canadienne. Je crois que les gouvernements de ces sept provinces qui sont contre le projet de loi représentent beaucoup de gens. Presque tous les constitutionnalistes du pays sont d’avis que ce projet de loi s’immisce dans les affaires des gouvernements provinciaux, puisque la réglementation du travail fait partie de leurs champs de compétence.

Honorables sénateurs, vous pouvez être sûrs que, une fois adopté, ce projet de loi sera contesté devant la Cour suprême du Canada, et que le tribunal l’invalidera, comme il l’a fait pour beaucoup de mesures législatives adoptées par le gouvernement actuel. Cette atteinte au processus législatif n’est rien de nouveau de la part du gouvernement actuel, et le projet de loi C-377 sera la plus récente mesure législative du gouvernement Harper à s’ajouter à la longue liste de ses mesures qui visent à bafouer les droits constitutionnels des Canadiens et qui doivent être invalidées par la cour.

Combien d’argent des contribuables le gouvernement Harper a-t- il gaspillé pour défendre sa mesure législative inconstitutionnelle devant les tribunaux? Cet argent aurait pu servir à aider les anciens combattants. Cet argent aurait pu servir à aider les réfugiés. Le gouvernement a plutôt choisi de dépenser des millions de dollars à lutter devant les tribunaux contre les réfugiés et les anciens combattants, ainsi que contre les Premières Nations. Je vous remercie, sénatrice Dyck. Les Premières Nations sont toujours devant les tribunaux. Le gouvernement a dépensé des millions de dollars à lutter contre les Premières Nations, les premiers habitants de notre pays.

Plutôt que de dépenser de l’argent pour des mesures visant à protéger l’environnement, nous gaspillons du temps et l’argent des contribuables. L’argent durement gagné des contribuables de ce pays est utilisé par le gouvernement dans le cadre de luttes inutiles devant les tribunaux.

Nombreux sont ceux qui croient que le projet de loi C-377 vise à paralyser les organisations ouvrières au Canada au moyen d’exigences sans précédent de divulgation et de déclaration de renseignements personnels sur les syndiqués. Comme d’autres l’ont souligné, l’ouverture est une bonne chose, mais, honorables sénateurs, nombre de petites organisations ne seront tout simplement pas en mesure d’effectuer les tâches prévues dans le projet de loi.

Selon l’organisation Doctors Nova Scotia, qui représente les médecins de ma province, la Nouvelle-Écosse, le projet de loi « imposera des exigences de déclaration très onéreuses ».

Alors que les organisations plus importantes s’adapteront aux nouvelles règles, cette mesure législative fera en sorte que les organisations ouvrières seront très pénalisées au moment d’entreprendre des négociations relativement au moyen de subsistance de leurs membres et de protéger celui-ci.

Le projet de loi n’a rien à voir avec la transparence, mais il a tout à voir avec le pouvoir. Comme je l’ai déclaré auparavant au Sénat, aucun autre gouvernement n’a jamais été aussi peu intéressé par la transparence que le gouvernement actuel. Le projet de loi n’est rien de plus qu’une attaque flagrante contre les syndicats et, de plus, il empiète sur des compétences provinciales. Le gouvernement fédéral fait pencher, de façon injuste et inéquitable, la balance en faveur des employeurs au moyen de ce projet de loi inconstitutionnel.

Honorables sénateurs, nous voilà en train de débattre d’un projet de loi d’initiative parlementaire inconstitutionnel, qui est dénoncé presque unanimement et qui n’aurait jamais dû se rendre aussi loin dans les étapes du processus législatif. Toutefois, le projet de loi a l’appui de Stephen Harper, qui semble avoir beaucoup de pouvoir, à en juger par les mesures prises par la majorité conservatrice au Sénat vendredi dernier. Dans un geste sans précédent, M. Harper a décrété que le Règlement du Sénat n’avait aucune importance et que le projet de loi d’initiative parlementaire serait considéré de façon rétroactive comme une affaire du gouvernement. Et voilà! C’était un projet de loi d’initiative parlementaire lundi dernier, puis, ce lundi-ci, c’est un projet de loi d’initiative ministérielle. Est-ce que l’on appelle respecter le Règlement du Sénat?

S’il s’agissait vraiment d’un projet de loi d’initiative ministérielle, il aurait été présenté comme tel à l’autre endroit. Que le leader du gouvernement au Sénat détermine de son propre chef ce qui est un projet de loi d’initiative ministérielle et ce qui ne l’est pas, à l’encontre des Règlements régissant le Parlement, est non seulement arrogant, mais dommageable pour notre institution. Les agissements de la majorité conservatrice au Sénat vendredi dernier, lorsqu’elle a voté contre la décision du Président, faisant ni plus ni moins fi du Règlement du Sénat, nous a fait tomber plus bas, et nous avons connu des bas récemment.

Le projet de loi C-377 n’a peut-être pas été présenté en bonne et due forme comme un projet de loi d’initiative ministérielle selon les Règlements du Parlement, mais le moyen par lequel le gouvernement conservateur se conduit pour imposer sa volonté au Sénat est devenu, malheureusement, une habitude pour lui.

La façon dont s’est comportée la majorité conservatrice vendredi est honteuse. Je vais appuyer ma province, la Nouvelle-Écosse, et les six autres provinces. Je vais écouter les innombrables constitutionnalistes. Je vais écouter les spécialistes de la protection des renseignements personnels. Je vais soutenir les associations médicales et les millions de travailleurs canadiens, et je vais m’opposer à l’adoption du projet de loi C-377.

Des voix : Bravo!

Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénatrice Cordy, acceptez- vous de répondre à une question?

La sénatrice Cordy : Oui.

L’honorable Grant Mitchell : Sénatrice Cordy, je vous remercie de cette excellente allocution.

Je ne sais pas si vous avez l’information à portée de main — moi, je ne l’ai pas —, mais j’avais l’impression que le gouvernement avait un programme qui prévoit que, lorsqu’il prend de nouveaux règlements, il doit supprimer un ensemble équivalent de règlements pour éviter d’alourdir la réglementation. Il allège constamment la réglementation, car il déteste les règlements. Or, ce projet de loi nécessitera la prise de beaucoup de règlements.

Savez-vous si le gouvernement supprime des règlements pour contrebalancer l’alourdissement de la réglementation qu’entraînera ce projet de loi? Avez-vous entendu quelque chose à ce sujet, ou fait- il une exception dans ce cas, ce qui violerait la règle?

La sénatrice Cordy : Il serait inhabituel pour le gouvernement actuel d’enfreindre les règles, n’est-ce pas?

Le sénateur Mitchell : Oui.

La sénatrice Cordy : J’ai entendu le gouvernement claironner qu’il éliminerait la paperasse et qu’il supprimerait un règlement chaque fois qu’un nouveau serait adopté.

Cependant, ce projet de loi prévoit une très lourde réglementation. Les centaines, voire les milliers, de courriels que nous avons reçus d’opposants au projet de loi mentionnent les lourdes responsabilités et contraintes que cela imposera aux syndicats. Certains grands syndicats, qui ont des employés rémunérés à temps plein, pourraient réussir à s’en tirer. Toutefois, un certain nombre de syndicats qui se sont adressés à moi dans ma province, la Nouvelle-Écosse, sont très petits et dirigés entièrement par des bénévoles. Si ce projet de loi est adopté, ils devront désormais consacrer tout leur temps à s’assurer que tous ces merveilleux règlements imposés par ce prétendu projet de loi d’initiative parlementaire sont respectés.

L’organisation Doctors Nova Scotia a obtenu un avis juridique selon lequel le projet de loi visera des associations médicales ainsi que des médecins de la Nouvelle-Écosse.

J’ai posé cette question à plusieurs reprises au leader du gouvernement au Sénat durant la période des questions aujourd’hui, mais il ne m’a jamais répondu. Le gouvernement s’attend à ce que les médecins de la Nouvelle-Écosse consacrent beaucoup de temps à suivre ce processus réglementaire et à se plier à toutes les exigences imposées par l’Agence du revenu du Canada, au lieu de s’occuper des habitants de ma province qui ont besoin d’un médecin.

C’était une excellente question. Merci.

Le sénateur Mitchell : Merci à vous pour cette excellente réponse.

La sénatrice Jaffer : Sénatrice Cordy, vous m’avez posé une question tout à l’heure sur les autres activités non liées aux relations du travail. Je vous ai répondu que j’avais demandé au parrain du projet de loi, M. Hiebert, de définir cette expression. Voici ce qu’il a répondu :

Le projet de loi ne contient aucune définition de l’expression « autres activités non liées aux relations du travail » et cela pourrait être, en quelque sorte, à l’ARC de fournir plus de détails sur ce que cela pourrait signifier. Une interprétation directe pourrait être toutes activités différentes de celles qui touchent aux relations du travail.

J’ai enchaîné ainsi :

Est-ce que cela s’appliquerait à un chef scout qui travaille dans votre église? C’est vous qui avez rédigé ce projet de loi et donc je vous demande : comment expliqueriez-vous à un Canadien quelles sont ces activités non liées aux relations du travail? Est-ce que ça inclut le travail fait pour une église, le fait d’être chef scout?

Il a répondu ce qui suit :

Comme je le disais, honorable sénatrice, pour ce qui est des exemples particuliers que vous donnez, je crois que si une institution répond aux critères de la définition d’une organisation ouvrière, laquelle se pose cette question, elle pourrait la poser aux fonctionnaires de l’ARC.

Est-ce là ce qu’on peut appeler de la diligence raisonnable, sénatrice? Est-ce ainsi que nous devrions adopter des projets de loi, en demandant à l’Agence du revenu du Canada de définir ce qui constitue une activité non liée aux relations du travail?

La sénatrice Cordy : Merci beaucoup pour cette autre excellente question.

Le croiriez-vous? Vous présentez un projet de loi sans connaître la définition des concepts qui s’y trouvent, mais ce n’est pas grave, parce que Revenu Canada va y voir. Combien de sénateurs aimeraient qu’un représentant de Revenu Canada vienne cogner à leur porte pour leur expliquer exactement ce qu’on veut dire par là?

Lorsque j’ai entendu le sénateur Plett dire que les « activités non liées aux relations de travail » ne figurent pas dans le projet de loi, je me suis procuré un exemplaire du projet de loi pour rafraîchir ma mémoire. En effet, comme je l’ai dit plus tôt, l’alinéa (3)b) proposé dit ce qui suit :

(vii.1) un état indiquant une estimation raisonnable du pourcentage du temps que les personnes visées au sous-alinéa (vii) consacrent à la conduite d’activités politiques, d’activités de lobbying et d’autres activités non liées aux relations du travail […]

Nous savons que les syndiqués discuteront de leurs activités à l’église, aux entraînements et dans le cadre d’activités qu’ils font avec leurs enfants. S’ils le déclarent — ce qui a du sens, n’est-ce pas? —, ils devront déclarer qu’ils siègent au comité exécutif de l’association parent-enseignant de l’école de leur enfant, qu’ils s’efforcent de rendre l’école plus propice à l’apprentissage. Est-ce que cela sera considéré comme une activité politique? Peut-être. Cela serait certainement considéré comme une activité non liée aux relations du travail. C’est une atteinte à la vie privée. La divulgation d’activités non syndicales va au-delà de la transparence et de la reddition de comptes dont les syndiqués sont habituellement censés faire preuve.

Cela ne se limite pas aux heures de travail. Vous rentrez à la maison et le soir vous allez à la réunion de l’association parent- enseignant parce que vous siégez au comité exécutif et que vous voulez faire de l’école un lieu plus propice à l’apprentissage. Vous devez consigner cette information. Si, le samedi matin, vous donnez un coup de main à l’équipe de hockey de votre fille, vous devez en informer Revenu Canada. Vous devez informer Revenu Canada que vous entraînez l’équipe de hockey de votre fille.

Merci de la question.

Le sénateur Mitchell : J’aimerais, si vous me le permettez, poser une autre question.

Je viens de penser à cela. Les sénateurs de notre côté n’ont pas l’occasion de parler aux ministres, mais je suis sûr que les sénateurs conservateurs en ont souvent l’occasion. Au fond, on pourrait dire qu’ils font du lobbying auprès des ministres, non? À votre avis, devraient-ils déclarer combien de fois ils font du lobbying auprès d’un ministre?

La sénatrice Cordy : Ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre. S’ils édictent toutes ces règles pour obliger les syndiqués à déclarer ce qu’ils font durant leur temps libre, alors oui, je suis entièrement d’accord avec vous. Les ministériels devraient dire à quelle fréquence ils parlent avec les ministres. Lorsque les libéraux étaient au pouvoir, je parlais aux ministres. Les sénateurs de ce côté-ci semblent être d’avis que si vous parlez à un ministre et que c’est ce que vous faites durant votre temps libre, mieux vaut le consigner et en informer Revenu Canada.

Le sénateur Mitchell : Leur groupe parlementaire n’est-il pas une sorte de syndicat?

La sénatrice Cordy : Pourrais-je avoir cinq minutes de plus?

Son Honneur le Président : Le Sénat accorde-il cinq minutes de plus à la sénatrice Cordy?

Des voix : D’accord.

La sénatrice Cordy : Vous avez tout à fait raison, sénateur Mitchell. La définition est si vaste que les médecins de Nouvelle- Écosse craignent qu’elle couvre l’association médicale de cette province. Alors oui, avec une définition aussi vaste, les groupes parlementaires pourraient être considérés comme des associations.

Le sénateur Mitchell : Cela voudrait-il dire qu’ils devraient révéler le salaire du chef de cabinet du premier ministre? Actuellement, ils n’ont pas à le faire.

La sénatrice Cordy : Comme je l’ai dit tout à l’heure, le gouvernement actuel est moins ouvert et transparent que tout autre gouvernement que j’ai connu. Pour favoriser l’ouverture et la reddition de comptes des syndicats, je n’aurais pas cru que les conservateurs auraient imposé une loi, mais qu’ils auraient plutôt donné l’exemple en publiant leurs données sur un site web, en divulguant le salaire de leur employés et en révélant le coût de leurs publicités. Il y a toutefois un hic, sénateur Mitchell : bon nombre des publicités conservatrices sont payées par les fonds publics. Ce sont des publicités conservatrices, mais elles sont payées par les contribuables canadiens.

Le sénateur Carignan : Votez comme nous.


L’honorable Lillian Eva Dyck :

Je participe au débat sur la motion no 117. Je dirai d’entrée de jeu que je m’y oppose carrément.

Comme d’autres l’ont déjà dit, quand on lit la première partie de la motion, c’est-à-dire : « Que nonobstant toute disposition du Règlement ou pratique habituelle, immédiatement après l’adoption de la présente motion », puis les points suivants, on sait, dès les mots « nonobstant toute disposition du Règlement », que toutes les règles seront transgressées, tout comme la décision du Président vient d’être renversée. Ce n’est pas le genre de précédent auquel on pourrait s’attendre de la Chambre de second examen objectif. Comme notre collègue l’a dit, il semble que le second examen objectif se soit volatilisé, du moins chez les sénateurs d’en face.

Nous avons bien indiqué clairement, dans cette enceinte, la raison pour laquelle nous nous opposons à ce projet de loi, nous en débattons et nous prolongeons le débat. On nous accuse de faire durer le débat et de vouloir faire siéger le Sénat tout l’été, mais n’est-ce pas notre travail de débattre des projets de loi? Nous avons dit pourquoi nous débattions du projet de loi : parce que ce n’est pas un bon projet de loi.

Parmi les sénateurs d’en face, aucun ne nous a dit pourquoi il voulait que ce projet de loi d’initiative parlementaire soit adopté maintenant. Quelle urgence y a-t-il? Quelle grande calamité se produira si nous n’adoptons pas ce projet de loi? Cette question est toujours sans réponse. Un débat devrait permettre d’obtenir des réponses aux questions de ce genre. Ils y répondront peut-être lorsque j’aurai fini de parler ou après l’intervention d’un autre sénateur. C’est une question à laquelle nous devrions obtenir une réponse.

La deuxième question que j’ai soulevée il y a peu est celle qui consiste à savoir pourquoi aucun sénateur d’en face qui a appuyé la version amendée du projet de loi ne nous a donné les motifs de son changement de cap. Pourquoi veulent-ils désormais que nous adoptions la version originale, non amendée, du projet de loi? Personne ne nous a expliqué pourquoi leur position a changé. Ne pensez-vous pas que le débat devrait entre autres nous permettre de savoir pourquoi les sénateurs de votre camp ont changé d’avis? Ce serait une manifestation d’ouverture et de transparence. Ce serait utile pour faire avancer le débat. C’est pourquoi nous voulons que le débat soit prolongé. Nous voulons savoir ce qui se passe vraiment. C’est la raison pour laquelle nous sommes ici.

Ce sont les deux questions qui sont toujours sans réponse.

J’écoutais les sénateurs Plett et Dagenais nous parler du projet de loi et nous dire que les membres des syndicats avaient peur de poser des questions à leurs dirigeants syndicaux. Les membres auraient peur de leurs dirigeants syndicaux. Ce serait en quelque sorte la raison d’être de ce projet de loi, mais les sénateurs ne nous ont pas dit combien de membres avaient peur ou à quel syndicat ils appartenaient. Leurs affirmations sont anecdotiques et reposent sur des ouï-dire plutôt que sur des données bien consignées qui démontreraient qu’il existe un besoin urgent d’accroître la transparence. Où sont les documents avec des données montrant que ce projet de loi est vraiment nécessaire? Actuellement, il me semble que nous devons nous fier à des ouï-dire.

En fait, cela m’a fait penser au moment où nous avons examiné la Loi sur la transparence financière des Premières Nations, qui a été adoptée en avril 2014. Les sénateurs d’en face avaient alors invoqué les mêmes arguments que maintenant, soutenant que les membres des bandes craignaient de demander à leur chef et aux membres du conseil quel était leur salaire annuel. Ils avaient peur d’aller leur demander cela. Évidemment, il y aura toujours des gens qui n’oseront pas poser ces questions, mais on ne nous a présenté aucune preuve relativement à l’ampleur du problème. Ainsi, le projet de loi a été adopté. Depuis qu’il a été adopté — soit un peu plus d’un an —, que s’est-il passé? Pas grand-chose. Le salaire exorbitant de quelques chefs a été divulgué, mais la chose était déjà connue. En raison de ces craintes de la part des membres des bandes, de grandes pressions ont été exercées sur nous pour que nous adoptions le projet de loi. Toutefois, depuis qu’il a été adopté, rien ne montre que nous devions à tout prix agir ainsi. À l’époque, on avait prétendu que les gens étaient impuissants et que la seule façon de leur donner le moyen d’agir, c’était de faire en sorte que le gouvernement fédéral adopte une loi destinée à les protéger.

La sénatrice Jaffer : Votre Honneur, de ce côté-ci, nous avons du mal à entendre la sénatrice Dyck. Il y a beaucoup trop de bruit.

La sénatrice Dyck : Merci, sénatrice Jaffer.

Un des intervenants précédents — le sénateur Plett ou le sénateur Dagenais — a déclaré que nous allions protéger les travailleurs qui se demandent ce qu’il advient de l’argent qu’ils gagnent à la sueur de leur front.

Le sénateur Mitchell : Le gouvernement s’en sert peut-être pour faire de la publicité.

La sénatrice Dyck : Oui. Il semble que ce projet de loi vise à triturer les rouages internes des syndicats, à susciter la controverse ou à faire naître un conflit entre les membres et les dirigeants des syndicats. En fait, il se peut même que le projet de loi crée un problème là où il n’en existe pas, car, en ce moment, il n’y a que des ouï-dire. Il n’existe aucune preuve quant à l’ampleur du soi-disant problème voulant que les membres s’interrogent quant à l’utilisation de leurs cotisations.

Je vais lire, aux fins du compte rendu, certaines lettres que j’ai reçues de la Saskatchewan à propos des syndicats et des syndiqués. Voilà qui fait ressortir le fait que les provinces ont bel et bien des dispositions législatives en vigueur, tout comme les conseils de bande doivent se soumettre à des règlements leur demandant d’afficher toute cette information afin que leurs membres puissent en prendre connaissance. Dans le même ordre d’idées, les provinces ont des lois sur les syndicats qui exigent la publication de certains renseignements; c’est ainsi que les membres de syndicats peuvent obtenir l’information voulue. J’aimerais vous citer quelques lettres que m’ont envoyées des syndiqués à la Saskatchewan.

J’ai reçu une lettre de Burstall, en Saskatchewan, une autre de Leader, en Saskatchewan, une de Gull Lake, une de Hallonquist, et deux de Maple Creek, toutes en Saskatchewan. Elles proviennent toutes de membres de syndicats. La première dit ceci :

Madame la sénatrice Dyck,

Vous voterez prochainement sur le projet de loi C-377, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (exigences applicables aux organisations ouvrières).

En 2013, après avoir étudié ce projet de loi, le Sénat l’avait rejeté, jugeant qu’il était mal rédigé et que certains éléments devaient être modifiés. Aujourd’hui, le projet de loi C-377 est de retour à la Chambre haute dans sa version originale.

Ce texte législatif m’inquiète profondément à plusieurs égards.

Premièrement, le C-377 enfreint la Constitution canadienne et la Charte des droits et libertés. En effet, comme l’ont souligné plusieurs témoins — d’éminents constitutionnalistes, l’Association du Barreau canadien et le Barreau du Québec — au Comité des banques et du commerce, ce projet de loi ne relève pas de la compétence du Parlement.

Mon syndicat produit déjà des états financiers sur une base régulière. Et tous les trois ans, les délégués au congrès national étudient, modifient et adoptent un budget détaillé. De plus, le gouvernement fédéral et plusieurs provinces ont déjà adopté des lois qui obligent les syndicats à présenter des rapports financiers à leurs membres automatiquement ou sur demande.

Si le C-377 est adopté, l’Agence du revenu du Canada devra mettre sur pied et administrer un système de vérification coûteux et totalement inutile pour effectuer le traitement de rapports détaillés fournis par plus de 25 000 syndicats et organisations ouvrières. Pourtant, l’Agence, comme les ministères, a subi d’énormes compressions budgétaires et réductions de personnel au cours des dernières années.

Deuxièmement, l’ancienne commissaire à la vie privée du Canada a elle aussi fait part de ses inquiétudes concernant le C-377.

Finalement, le C-377 obligerait les PME à rendre publics des renseignements détaillés relativement aux contrats qu’elles ont passés, en tant que fournisseurs, avec les 25 000 syndicats et organisations ouvrières. Cela accorderait un avantage à leurs concurrents.

Je tiens à ajouter ici que les bandes nous disaient exactement la même chose. Le fait de publier leurs états financiers allait les placer dans une position concurrentielle désavantageuse.

Je reviens à la lettre :

Pourquoi, parmi toutes les organisations sans but lucratif, le C-377 cible-t-il les syndicats? Parce que le gouvernement veut limiter la capacité d’agir des syndicats en les obligeant à consacrer temps, argent et énergie à la préparation de rapports financiers hyperdétaillés.

Je vous demande instamment de tenir compte des témoignages présentés l’an dernier au Comité des banques et du commerce préconisant le rejet du projet de loi.

Les syndicats rendent déjà des comptes à leurs membres puisqu’ils sont liés par leurs Statuts et diverses obligations juridiques. Le C-377 est inutile et doit être rejeté. Toutefois, s’il passe l’étape de la première lecture au Sénat, il doit faire l’objet d’études approfondies en comité pour que vous et vos collègues entendiez à nouveau les nombreux arguments contre l’adoption de ce texte législatif.

En attendant votre réponse, je vous prie d’agréer mes salutations distinguées.

Ce sont des syndiqués qui ont envoyé ces lettres. Vous pouvez constater qu’il existe déjà des lois provinciales qui prévoient ce que les syndiqués semblent craindre de demander.

Je vais lire une lettre que j’ai reçue le 8 janvier. Elle a été envoyée par plusieurs personnes, mais une des premières signatures est celle de Larry Hubich, président de la Fédération du travail de la Saskatchewan. Voici ce qu’on peut y lire :

C’est en tant que présidente du SEIU-West (Service Employees’ Union) que je vous écris. Nous sommes un syndicat de la Saskatchewan comptant environ 13 000 membres qui travaillent dans les secteurs des soins de santé, de l’éducation, de la gestion de municipalités, de celle de résidences pour personnes âgées, de l’industrie légère et dans le secteur communautaire. Je vous écris au nom de nos membres afin de vous demander de participer de manière réfléchie et responsable au prochain débat sur le projet de loi C-377 et, donc, de vous y opposer. Les gens de la Saskatchewan comptent sur vous.

Comme de nombreux témoins ayant comparu devant le Comité permanent des banques et du commerce en 2013 quand le Sénat s’est penché pour la première fois sur le projet de loi C-377 et comme bon nombre de ceux qui comparaîtront bientôt devant vous quand vous l’étudierez, nous sommes très inquiets, au SEIU-West, quant à la constitutionnalité de cette mesure, pour des motifs de compétence et des questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés.

Au SEIU-West, nous comprenons bien que tous les dirigeants (qu’ils se trouvent à la tête d’un mouvement syndical, d’un gouvernement provincial, municipal ou fédéral, ou qu’ils soient sénateurs ou autres) doivent être transparents et responsables de leurs actes devant leur électorat. Dans nos efforts de répondre aux besoins de nos membres, sur les plans du partage d’information et de la reddition de comptes, nous visons à respecter notre obligation juridique et morale d’assurer une représentation équitable. À l’heure actuelle, les syndicats sont déjà obligés légalement, à l’ordre provincial, de communiquer à leurs membres des renseignements financiers détaillés. Effectivement, tous les ans, en raison du paragraphe 6-61 de la Saskatchewan Employment Act, le SEIU-West est contraint de présenter à ses membres des états financiers vérifiés. Nos pratiques de longue date reposent sur l’idée qu’être transparent et responsable est la chose à faire d’un point de vue moral et éthique.

À notre humble avis, ce projet de loi ne porte pas sur les impôts sur le revenu, en dépit de son titre. Dans son essence et par son objet même, c’est une mesure relative aux syndicats. Il aura comme principales retombées (non inconnues de ses parrains et de ses partisans) de modifier l’équilibre des relations patronales-syndicales partout au Canada.

Par le passé, le premier ministre Harper a insisté sur le fait que son parti respecte le fédéralisme, que lui-même s’oppose à de nouvelles interventions fédérales dans les champs de compétence provinciale et qu’il aime « qu’on sache qui fait quoi ». Le projet de loi C-377 représente une telle intervention dans un champ de compétence provinciale relative aux relations de travail, sans qu’il y ait eu ni consultation ni consentement des provinces.

Encore une fois, c’est comme pour la Loi sur la transparence financière des Premières Nations — pas de consultation, pas de consentement.

Revenons à la lettre :

Qui plus est, il ajoute bien inutilement complexité et confusion à la gestion financière des syndicats.

Selon nous, le projet de loi C-377 comporte des lacunes d’un point de vue constitutionnel, à dessein : il porte atteinte à notre liberté d’expression, à notre liberté d’association et à la vie privée des individus. En bref, le projet de loi C-377 constitue une mesure discriminatoire à l’égard des syndicats. Pourquoi une telle différence entre le niveau de transparence en matière de salaire exigé, d’un côté, des députés ministériels, des cadres supérieurs de la fonction publique et, de l’autre, des employés de sociétés d’État et des dirigeants syndicaux et des travailleurs?

Pendant les audiences préliminaires du Comité sur les banques relatives au projet de loi, le sénateur Segal a exprimé son opposition audit projet de loi en faisant remarquer que les conservateurs devraient « être convaincus de la nécessité d’avoir moins d’interventions gouvernementales » et s’opposer à un gouvernement « qui met son nez dans certaines affaires privées des particuliers, des sociétés commerciales, des syndicats et autres. » D’après le sénateur Segal, les entreprises ont autant le droit de planifier à l’abri des regards le développement de leurs produits, leur stratégie de commercialisation et leurs relations de travail que les syndicats de s’organiser à huis clos pour protéger les intérêts de leurs membres parce que ce droit repose sur des valeurs canadiennes communes. Le projet de loi C-377 fait fi de ces valeurs.

Puis-je avoir cinq minutes de plus, s’il vous plaît?

Son Honneur le Président : Le Sénat accorde-t-il cinq minutes de plus à la sénatrice Dyck?

Des voix : D’accord.

La sénatrice Dyck : Je poursuis la lecture de la lettre :

Le projet de loi C-377 fait fi de ces valeurs et contraint les syndicats à divulguer des données internes, ce qui pourrait compromettre leur position concurrentielle vis-à-vis des employeurs et d’autres syndicats.

Le projet de loi C-377 déroge complètement aux traditions parlementaires canadiennes. Depuis les débuts de la Confédération, aucun projet de loi d’initiative parlementaire n’a obligé un groupe particulier à payer de tels coûts de conformité de manière permanente ni n’a occasionné au gouvernement fédéral de tels coûts administratifs de manière permanente. Les défenseurs du projet de loi disent qu’il encourage la transparence et la responsabilisation. Devant les lourdes conséquences de ce projet de loi, ces deux valeurs tant prônées devraient exiger tout au moins de le présenter comme projet de loi d’initiative gouvernementale, et non d’initiative parlementaire.

Maintenant, nous en avons fait, pour ainsi dire, un projet de loi d’initiative ministérielle, bien qu’il n’en soit évidemment pas un. C’est un projet de loi d’initiative parlementaire. Je cite de nouveau la lettre :

Comme nous l’avons dit lors des audiences précédentes du Sénat, le projet de loi C-377 représente une solution à un problème encore inconnu. Les employés syndiqués qui ont des questions ou des inquiétudes à propos des dépenses ou des décisions de leur organisation disposent de nombreux moyens dans le cadre des processus démocratiques internes de leur syndicat pour obtenir de ce dernier transparence et reddition de compte. Les lois provinciales complètent ces processus, nous l’avons fait remarquer plus tôt. Les plaintes de syndiqués contre leur syndicat pour des raisons d’accès aux données financières de l’organisation sont rares et traitées efficacement au niveau provincial. Au palier fédéral, il existe déjà un cadre qui permet de répondre aux questions légitimes que le grand public peut se poser sur les activités politiques des syndicats : ce sont les dispositions de la Loi électorale du Canada et les lois provinciales idoines.

M. Hiebert exprimait son point de vue personnel quand il a dit en 2013 aux membres du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce à propos du projet de loi C-377 que « les négociations, les activités d’organisation et les relations de travail » constituaient les « principales » activités des syndicats. Une telle remarque sous-entend qu’on peut facilement distinguer ces activités des autres activités, qui deviennent alors quelque peu illégitimes, même si elles sont approuvées dans le cadre des processus démocratiques internes des syndicats. Cette manière de voir est en flagrante contradiction avec la décision prise à la majorité par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lavigne (en 1991) selon laquelle « [c’]est […] au syndicat lui-même qu’il appartient de décider, à la majorité des voix, quelles causes ou associations il appuiera dans le but d’influencer favorablement le cadre politique, social et économique dans lequel se dérouleront des négociations collectives et se résoudront des conflits de travail ».

À la vue de la grande diversité d’organisations concernées par le projet de loi C-377 et de la quantité incroyable de renseignements ainsi exigés, peu importe le type, la taille ou la gouvernance de l’organisation, il apparaît que ce projet de loi ne fait pas montre du juste équilibre entre la fin et les moyens nécessaires qui lui permettrait de passer avec succès le test de sa constitutionnalité. Il y a tout lieu de croire que le gouvernement n’a comme seule intention que d’imposer aux syndicats des tâches et des dépenses supplémentaires inutiles, à la suite de quoi ils disposeront de moins de ressources pour exécuter le précieux travail attendu par nos membres.

En mai 2004, la Cour suprême du Canada a entendu l’affaire Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, affaire capitale puisqu’elle pose essentiellement la question de l’ampleur de la protection qu’accorde la Charte aux activités syndicales. La cour n’a pas encore rendu sa décision.

C’était en janvier.

Il serait très risqué — et cela équivaudrait à nier les responsabilités implicites qu’a le Sénat en général et le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles en particulier — de donner suite au projet de loi C-377 sans attendre la décision de la Cour suprême dans ce cas-là. Nous [vous] conseillons vivement, [à titre de sénatrice représentant la Saskatchewan], d’oublier la partisanerie et de prendre au sérieux [vos] responsabilités dans la « Chambre de second examen modéré et réfléchi ».

Veuillez agréer, honorables sénateurs et sénatrices, mes salutations distinguées.

Barbara Cape

Présidente

SEIU-West

Honorables sénateurs, je n’appuie pas cette motion. Je n’appuie pas le projet de loi.

[…]


L’honorable Elizabeth Hubley :

Honorables sénateurs, j’aimerais ajouter ma voix à celle de mes collègues qui se sont opposés au projet de loi C-377. J’ai de sérieuses réserves à propos de cette mesure législative, et c’était la même chose il y a deux ans, lorsque nous avons étudié cette mesure législative et y avons apporté des amendements. Je ne suis pas la seule à exprimer des réserves.

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a reçu une lettre, datée du 28 avril 2015, provenant de l’Île-du-Prince-Édouard, et j’aimerais vous en faire part. Elle est signée par Faye Martin, qui était alors directrice de la Division du travail et des relations industrielles au ministère de l’Environnement, du Travail et de la Justice, et qui est maintenant directrice des Services aux consommateurs, du travail et des services financiers au ministère de la Justice et de la Sécurité publique.

La lettre dit ceci :

La présente fait suite à votre invitation à soumettre des observations écrites au sujet du projet de loi C-377, Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu (exigences applicables aux organisations ouvrières), qui aurait pour effet d’exiger la divulgation publique détaillée des données financières des syndicats.

Dans une correspondance précédente adressée par notre ministère à l’honorable Kellie Leitch, ministre du Travail et ministre de la Condition féminine, nous exprimions des préoccupations et lancions un appel à la prudence en ce qui concerne le projet de loi C-377. Notre province appuie sans réserve les principes de la transparence et de la responsabilité dans la gestion des fonds. Cependant, il est nécessaire de faire preuve d’équilibre et d’équité dans le traitement réservé aux organisations qui seront soumises aux dispositions du projet de loi C-377. En clair, des exigences comme celles prévues par le projet de loi sont susceptibles de donner lieu à une régulation inéquitable des activités des syndicats. Ces conditions risquent malheureusement d’avoir un impact négatif sur le climat relativement stable des relations de travail à l’Île-du-Prince-Édouard.

Je prie donc respectueusement le gouvernement du Canada d’interrompre les efforts à cet égard, en attendant que ceux-ci fassent l’objet de plus amples discussions entre nos homologues, les différents ministères fédéral, provinciaux et territoriaux du Travail.

Je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes sentiments distingués.

Faye Martin

Directrice

Division du Travail et des Relations industrielles

L’Île-du-Prince-Édouard joint sa voix à d’autres. Au moins sept provinces ont exprimé leur opposition au projet de loi, et pour cause. Ce projet de loi est mauvais sur divers plans. L’Association du Barreau canadien le qualifie même de « fondamentalement mauvais ».

D’abord, il est absolument inutile et déborde le cadre des travaux du Parlement du Canada. Comme l’a déclaré l’honorable Erna Braun, ministre du Travail et de l’Immigration du gouvernement du Manitoba, lors de son témoignage devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles :

Nous estimons que le projet de loi est inutile et qu’il empiète sur les compétences provinciales. C’est en effet aux gouvernements provinciaux que revient la responsabilité des relations de travail au Canada. Moins de 10 p. 100 des travailleurs du Canada œuvrent dans des lieux de travail sous réglementation fédérale. Le reste du temps, les gouvernements provinciaux d’un bout du pays à l’autre sont libres d’établir leurs propres priorités législatives en matière de relations de travail et le font.

D’autres provinces souscrivent à cette affirmation, notamment la mienne, comme vous l’avez entendu plus tôt. Bruce Ryder, professeur à la faculté de droit Osgoode Hall, qui a témoigné devant le comité à titre personnel, a, lui aussi, abondé dans le même sens. Je le cite :

Selon moi, il est évident que le caractère véritable de cette loi vise à promouvoir la transparence et la reddition de comptes des organisations ouvrières, une question qui ne relève tout simplement pas des compétences fédérales et est donc ultra vires.

Le projet de loi suscite également de sérieuses préoccupations en matière de confidentialité. Nous savons tous qu’il aura pour effet de rendre public le nom des entreprises qui reçoivent plus de 5 000 $ d’un syndicat. Des particuliers, des petites entreprises et des sociétés se trouveront ainsi nommés publiquement, ce qui inquiète certains spécialistes.

L’ancien président de la Section nationale du droit des régimes de retraite et des avantages de l’Association du Barreau canadien, M. Michael Mazzuca, a dit ce qui suit au sujet du droit à la vie privée :

[…] l’Association du Barreau canadien craint que la divulgation des salaires des employés et des contracteurs des organismes gérés de façon indépendante, tel que requis par le projet de loi C-377, va bien au-delà de ce qui existait déjà dans le droit canadien et va à l’encontre des principes de protection de la vie privée enchâssés dans de nombreuses lois sur le sujet et dans la jurisprudence constitutionnelle canadienne.

Mme Laurie Channer a comparu au nom de la Writers Guild of Canada, une petite association nationale représentant environ 2 100 scénaristes professionnels œuvrant dans le milieu anglophone canadien du cinéma, de la télévision, de la radio et des médias numériques. Elle a expliqué ainsi l’incidence qu’aura le projet de loi sur la vie privée de ses membres :

Les paiements que nous faisons à presque tous nos fournisseurs y compris pour assurer les scénaristes et les montants pour leur retraite devront être dévoilés ce qui révélera les salaires de nos membres. Il en ira de même pour les montants versés à notre locataire, fournisseur de service Internet et nettoyeur de bureau pour ne nommer que ceux-là. Toutes leurs factures seront dévoilées à l’examen du public. En outre, qui voudra nous offrir des services si nous sommes obligés de recueillir de l’information indiscrète sur leurs activités politiques ainsi que celles n’ayant rien à voir avec les relations de travail?

Et c’est sans parler des coûts importants que les organisations ouvrières devront assumer, surtout les plus petites d’entre elles. Mme Channer a parlé de cela aussi :

Nous utilisons déjà nos ressources au maximum. Ce projet de loi nous pénalise. S’il est adopté, nous devrons dépenser d’importantes ressources pour embaucher du nouveau personnel afin qu’il puisse recueillir et saisir toutes les données supplémentaires exigées.

Cet argument a été repris par nombre de petites associations locales depuis que le projet de loi a été présenté, il y a maintenant quelques années.

Nous savons aussi qu’il y aura un coût important pour l’Agence du revenu du Canada. Elle en a fourni une estimation au directeur parlementaire du budget en 2012, et le montant s’élevait à presque 11 millions de dollars pour les deux premières années, puis à 2 millions de dollars par la suite. À quoi bon?

M. Paul Cavalluzzo, associé principal chez Cavalluzzo Shilton McIntyre Cornish LLP, n’a pas été tendre au sujet du projet de loi C-377 lorsqu’il a témoigné devant le comité :

Il s’agit d’un projet de loi contraignant et paternaliste qui représente une insulte à l’endroit des travailleurs au pays, parce qu’il laisse entendre que les travailleurs ne sont pas en mesure — pas en mesure — de veiller à ce que leurs propres syndicats soient responsables et transparents. Un syndicat est une association bénévole. Il est composé de ses membres. C’est envers ses membres qu’il a une responsabilité. Selon moi — et la Cour suprême l’a aussi indiqué dans une affaire très semblable — un syndicat est une organisation très démocratique, et le gouvernement n’a pas intérêt à intervenir dans ses affaires internes.

Je suis du même avis. Le gouvernement fédéral n’a pas à obliger les syndicats à publier ce genre d’information. M. Kevin Flynn, ministre du Travail de l’Ontario, a bien résumé la question.

[…] en plus d’être redondant, ce projet de loi représente un fardeau inutile pour les syndicats et ses membres, menace de faire dérailler les négociations collectives et les bonnes relations de travail partout au Canada et soulève de graves préoccupations constitutionnelles et en lien avec la vie privée. En dépit de tout cela, le projet de loi ne présente aucun avantage pour les Canadiens.

Je ne peux pas appuyer ce projet de loi et j’exhorte les autres sénateurs à ne pas l’appuyer non plus.

Des voix : Bravo!

 

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