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Projet de loi C-45, Projet de loi sur le cannabis

Projet de loi C-45, Projet de loi sur le cannabis

Projet de loi C-45, Projet de loi sur le cannabis

L’honorable Art Eggleton : 

Honorables sénateurs, je prends la parole alors que nous en sommes à la fin de l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-45, Loi sur le cannabis, sous sa forme modifiée.

Durant son étude du projet de loi, le Comité sénatorial des affaires sociales a entendu 136 témoins en 53 heures, dans le cadre de 19 réunions. Il a aussi examiné les rapports de quatre autres comités sénatoriaux. Inutile de dire qu’il y a eu de longs débats et que beaucoup d’arguments ont été présentés.

Pendant ces réunions, je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’il y a probablement eu des débats semblables au Canada il y a près d’un siècle sur la décision de lever la prohibition. Il appert que bon nombre des préoccupations soulevées aujourd’hui existaient déjà à l’époque. J’aimerais donc faire un bref rappel historique.

Au Canada, la prohibition des produits alcoolisés relevait en grande partie de la compétence des provinces. En 1917, toutes les provinces, à l’exception du Québec, avaient adopté des lois sur la tempérance.

Dans ma province, la prohibition a été décrétée en 1916, du fait de l’adoption de la Loi sur la tempérance de l’Ontario. Elle est restée en vigueur pendant environ une décennie, jusqu’à ce que le chef du Parti conservateur, Howard Ferguson, obtienne un second mandat comme premier ministre, en 1926, après avoir promis de lever la prohibition durant sa campagne électorale. Je dirais qu’il y a eu une certaine inversion des rôles depuis.

Comme c’est le cas maintenant, bon nombre de personnes avaient peur de ce qui se produirait après la levée de la prohibition. Quand M. Ferguson a déclenché les élections, le procureur général de l’époque, W.F. Nickle, a remis sa démission, croyant que la politique sur l’alcool du parti « mènerait à une catastrophe à laquelle [il ne voulait] pas être mêlé ».

Par ailleurs, le comité de rédaction du Toronto Star avait déclaré ceci :

Les électeurs doivent décider s’ils souhaitent que l’Ontario abandonne une loi qui a éliminé les deux tiers des cas d’ivresse à Toronto […] et la remplace par un système qui a augmenté ces cas de 40 p. 100 à Winnipeg, de 52 p. 100 à Calgary…

— et, sénateur Mitchell —

… de 111 p. 100 à Edmonton.

Voici un autre exemple d’inversion des rôles. Le chef du Parti progressiste, William Raney, a déclaré : « La Loi sur la tempérance de l’Ontario s’est révélée fort utile pour réduire la tentation à laquelle sont soumis les jeunes Ontariens, pour favoriser la sobriété chez les citoyens, pour aider les ménages à vivre à l’abri de la misère, du besoin et du crime […] »

Malgré ces préoccupations, le gouvernement conservateur de M. Ferguson a invalidé la prohibition en adoptant la Loi sur les alcools, créant ainsi la Régie des alcools de l’Ontario, qui, en Ontario, est également responsable de l’administration de la vente au détail. Ce système de réglementation et de contrôle gouvernemental en matière de distribution de l’alcool est en vigueur depuis près de 100 ans.

Le projet de loi C-45 vise à mettre en place un système semblable à celui mis en place par M. Ferguson en 1927. En fait, si on remplace les renvois à l’alcool par « cannabis », on pourrait croire que c’est aujourd’hui que le premier ministre Ferguson a pris la parole lorsqu’il a déclaré que la mesure législative ne visait pas à éliminer complètement la distribution d’alcool, mais plutôt à la contrôler. Il a ajouté que le gouvernement n’était pas là pour accroître la consommation d’alcool, mais bien pour protéger la population, tout particulièrement la nouvelle génération, contre le fléau des dernières années.

Chers collègues, mon intention n’est pas de passer sous silence les difficultés qu’éprouvent de nombreux Canadiens relativement à l’alcool. Il serait tout à fait irréfléchi d’affirmer que tous les risques liés à l’alcool ont été éliminés. Cependant, malgré les avertissements, l’ordre social en Ontario ne s’est pas détérioré lorsque la prohibition a été levée.

Le sénateur Mercer : Cela s’est produit plus tard.

Le sénateur Eggleton : Oui, la situation se détériore aujourd’hui.

Au contraire, lorsque l’administrateur en chef de la santé publique s’est penché sur les habitudes de consommation d’alcool des Canadiens en 2015, il a constaté que les Ontariens se classaient au deuxième rang des plus faibles consommateurs d’alcool parmi toutes les provinces et que l’Ontario avait l’un des plus faibles taux de conduite en état d’ébriété. Je dois souligner que certains dirigeants politiques en Ontario ont jugé ce système si efficace qu’ils ont proposé, pendant la campagne électorale qui prend fin aujourd’hui, d’autoriser la vente d’alcool dans les dépanneurs.

Je crois que le projet de loi C-45 va entraîner des résultats similaires. Après tout, c’est un projet de loi qui vise la réduction des méfaits, et pas leur élimination. Personne n’est en train de dire que le cannabis ne peut pas être néfaste, comme peut l’être l’alcool, s’il est consommé à l’excès. Cela montre plutôt que l’approche actuelle par rapport à cette substance ne fonctionne pas. L’approche prohibitive ne freine pas la consommation de marijuana. Les Canadiens, particulièrement les jeunes Canadiens, comptent parmi les grands consommateurs de cannabis au monde.

La prohibition n’a fait qu’empêcher l’adoption d’une approche de santé publique raisonnable par rapport à la consommation de cannabis. Plutôt que d’acheter un produit réglementé, accompagné de mises en garde, clairement indiquées sur l’emballage, les Canadiens s’en procurent dans la rue, dans les ruelles et dans les cages d’escalier des écoles secondaires. Il n’y a aucun moyen pour eux de connaître la concentration en THC du produit qu’ils consomment. Qui plus est, la prohibition favorise un marché illicite, dont les vendeurs ont fort probablement des substances plus addictives et plus destructives à proposer.

Voici ce qu’a dit au comité le Dr Le Foll, le directeur médical du Centre de toxicomanie et de santé mentale, qui est la plus grande institution de la sorte au pays qui s’occupe de santé mentale :

L’approche générale que nous devons adopter […] doit être axée sur la santé publique et non sur le droit criminel. Nous pourrons grandement réduire les méfaits liés aux drogues illicites, y compris le cannabis, en adoptant une approche axée sur les questions sous-jacentes de santé publique. La plupart des méfaits sont en vérité le fruit des lois en vigueur, et non des drogues elles-mêmes.

La Criminal Lawyers’ Association a répété la même chose. Elle nous a dit ceci :

Simplement, c’est la criminalisation de la marijuana, non pas la marijuana elle-même, qui cause ces préjudices.

Ce qui aggrave les choses, c’est le fait que les lois en vigueur ne sont pas claires. Certains Canadiens, en particulier des jeunes, pensent qu’il est permis de posséder de la marijuana pourvu qu’on n’ait pas l’intention d’en faire la vente. Comme l’a dit un témoin au comité :

[…] comme le préposé au dépanneur du coin m’a dit l’année dernière, il est légal de posséder [de] la marijuana une fois par année, pourvu que ce soit pendant le rassemblement du 20/4 sur la Colline du Parlement.

Ces malentendus peuvent avoir de graves conséquences. Pas plus tard qu’en 2016, près de 18 000 Canadiens ont été accusés de possession simple. Voilà ce dont je veux parler en conclusion, c’est-à-dire empêcher les Canadiens, en particulier les jeunes, d’avoir un casier judiciaire pour la simple possession de cannabis destiné à leur consommation personnelle.

Le projet de loi propose de limiter à cinq grammes la possession de cannabis à des fins d’usage personnel pour les personnes âgées de moins de 18 ans, sans que celles-ci risquent d’être considérées comme des criminels. Je ferai remarquer que cela n’autorise pas les jeunes de moins de 18 ans à posséder du cannabis. S’ils se font prendre avec une quantité inférieure à cette limite, la drogue sera presque assurément saisie et ils seront passibles d’une sanction déterminée par la province ou la municipalité, un peu comme c’est le cas en Ontario pour les jeunes de moins de 19 ans qui se font prendre à acheter, à posséder ou à boire de l’alcool. Toutefois, ces personnes ne seront pas passibles d’une sanction pénale, ce qui est très important.

C’est ici, au Sénat, à l’étape de la deuxième lecture, qu’on a accusé le gouvernement de donner son accord tacite à ce que des enfants puissent avoir en leur possession jusqu’à cinq grammes de cannabis. Ce n’est tout simplement pas vrai. J’espère que personne au Canada, ni les adultes ni les jeunes, ne se retrouvera avec un casier judiciaire pour possession de cannabis. Souvenez-vous, lorsque vous étiez jeune, à quel point l’influence des pairs était importante. On peut facilement imaginer que, de nos jours, un jeune puisse demander à un ami de garder son herbe pour éviter que ses parents ne la trouvent. Admettons que cet ami ait déjà aussi un peu de cannabis, il se retrouvera peut-être au-dessus de la limite des cinq grammes. Mériterait-il alors d’avoir un casier judiciaire? Évidemment que non. C’est ce qui explique l’importance de l’amendement de la sénatrice Seidman que notre comité a adopté. Il prévoit ce qui suit :

Il est entendu que la présente loi n’a pas pour effet de limiter l’application des mesures extrajudiciaires prévues par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.

Parmi les exemples de ces mesures extrajudiciaires, notons la possibilité pour l’agent de police de donner un simple avertissement, de diriger le jeune vers des programmes communautaires ou même d’envoyer un avis écrit aux parents.

Il est également important que ce projet de loi s’applique équitablement à tous les Canadiens. Pendant notre étude, on nous a répété que la législation en matière de drogue n’était pas appliquée de manière uniforme au Canada. En termes simples, les groupes racialisés, les Autochtones et les Canadiens à faible revenu se voient imposer des peines beaucoup plus sévères que les Canadiens qui ont la même allure que moi.

Le projet de loi tel que modifié comprend plusieurs mécanismes d’examen. Ceux qui mèneront ces examens devront vérifier si les peines prévues dans la Loi sur le cannabis, tant pour les adultes que pour les jeunes, sont appliquées de manière équitable à tous les groupes de notre société diversifiée.

Honorables sénateurs, au cours du débat, j’ai entendu toutes sortes d’opinions sur les effets potentiels de ce projet de loi. En fait, nous sommes largement en territoire inconnu, et il y aura des conséquences inattendues, quelle que soit la prévoyance dont nous essayons de faire preuve.

Je suis toutefois certain d’une chose, et c’est que l’approche actuelle ne fonctionne pas. Il faut y remédier. En qualité de législateur, j’aurais tort de préconiser que nous maintenions le cap. Le projet de loi dont nous débattons aujourd’hui est une étape en vue d’adopter une meilleure approche. C’est une étape importante pour sortir d’un système qui fait plus de mal que de bien et c’est pourquoi je vais voter pour le projet de loi C-45.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Monsieur le sénateur Eggleton, accepteriez-vous de répondre à une question?

L’honorable David Tkachuk : Je pense que le débat aurait pris une tournure différente s’il s’était agi uniquement de la décriminalisation. Sur les 16 000 personnes qui ont été inculpées l’année dernière, selon vous, combien ont été déclarées coupables?

Le sénateur Eggleton : Je n’ai pas cette statistique, mais je pense que le nombre doit être beaucoup moins élevé. Je vais m’en tenir à cela. Néanmoins, dès qu’on inculpe une personne, on lui fait subir un traumatisme, et elle risque de vivre beaucoup de difficultés. Se voir infliger un casier judiciaire est une conséquence très sévère à subir pour la simple possession de cette substance afin d’en faire un usage personnel, alors que ses effets ne sont pas pires que ceux de l’alcool. La consommation modérée ne pose jamais de problème, qu’il s’agisse d’alcool ou de cannabis. Je suis toutefois d’avis que porter des accusations criminelles contre ces gens est mauvais. C’est l’un des problèmes que ce projet de loi corrigera.

Vous parlez de décriminalisation, mais vous ne devez pas oublier le revers de la médaille, c’est-à-dire que, même en décriminalisant, un marché illégal subsisterait. C’est en procédant non seulement à la décriminalisation, mais aussi à la légalisation qu’on peut prendre le contrôle de cette industrie et la réglementer, pour enfin se débarrasser de ce marché illégal de 7 milliards de dollars.

Le sénateur Tkachuk : Le débat aurait été tout autre s’il avait été question de décriminalisation. Je voulais simplement faire ressortir la différence entre le nombre de personnes qui ont, en fin de compte, été reconnues coupables par opposition au nombre qui ont été accusées. Comment ce projet de loi va-t-il mettre un frein à la vente d’une drogue qui sera maintenant légale, ce qui est très différent de la situation actuelle, à des personnes qui ne devraient pas en avoir en leur possession, c’est-à-dire les jeunes de moins de 18 ans?

Le sénateur Eggleton : Si j’en reviens à mon analyse historique, il fut un temps où il y avait des contrebandiers d’alcool et toutes sortes de gens qui vendaient clandestinement de l’alcool, mais, à un moment donné, la loi a pris le dessus. Naturellement, il reste certains éléments. Rien n’est jamais parfait. Il reste que l’ordre social a été maintenu au Canada lorsque le pays est sorti de la prohibition et, à mon avis, il en sera de même dans ce cas-ci. Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Cependant, lorsque nous sensibiliserons les gens, lorsque nous leur communiquerons les mises en garde et les renseignements dont ils ont besoin pour prendre des décisions touchant leur santé et leur sécurité — ce que nous ne pouvons pas faire tant qu’il s’agit d’une substance illégale, du moins pas dans la même mesure —, je pense qu’il y aura une grande amélioration de notre système.

L’honorable Yonah Martin (leader adjointe de l’opposition) : J’ai une question à poser au sénateur Eggleton.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Vous avez 1 minute et 15 secondes.

La sénatrice Martin : Oh, cela prendra plus de temps. J’allais exposer certaines préoccupations relativement à l’infrastructure employée à l’heure actuelle pour la contrebande de cigarettes, dont la vente est légale et très réglementée et comporte de nombreuses mises en garde, et à ce qui pourrait arriver avec ce produit illicite qui deviendra légal, mais est illégal ailleurs dans le monde. Cela suscite certaines inquiétudes.

Le sénateur Eggleton : Le tabagisme a beaucoup diminué au cours des dernières décennies. Ce programme a été très efficace. J’espère que nous prendrons le même genre de mesures en ce qui concerne le cannabis ,et je crois que la consommation de cannabis diminuera aussi.