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Troisième lecture du projet de loi C-46, Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois

Troisième lecture du projet de loi C-46, Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois

Troisième lecture du projet de loi C-46, Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois

L’honorable Mobina S. B. Jaffer : 

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-46 et de l’amendement proposé par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, visant à supprimer une disposition autorisant les policiers à effectuer des alcootests dans le cadre de contrôles routiers lorsqu’ils soupçonnent un conducteur d’avoir les facultés affaiblies par l’alcool. J’aimerais remercier le sénateur Gold, le sénateur Pratte et la sénatrice Boniface de leur travail sur cet amendement.

D’abord, nous devons, à mon avis, étudier la question de savoir si le projet de loi C-46 devrait prévoir le dépistage obligatoire de l’alcool dans une optique pragmatique.

Quand j’écoute le débat sur le dépistage obligatoire, je ne puis m’empêcher de penser à la première fois où des lois très strictes sur la conduite avec capacités affaiblies par l’alcool ont été adoptées, à l’époque où j’étais jeune avocate. Ces lois strictes, combinées à des efforts de sensibilisation, ont mené à des changements culturels. Puis, il y a eu d’autres lois strictes, efforts de sensibilisation et changements culturels. Nous ne tolérons plus du tout la conduite avec capacités affaiblies, alors que cela ne nous offensait pas par le passé.

Je parle de ce projet de loi parce que je crois qu’il est réellement important que nous examinions ce que fera le dépistage obligatoire. J’appuie l’amendement proposé parce que je crois que nous avons une crise au Canada. À l’heure actuelle, il y a un grave problème de conduite avec capacités affaiblies au pays. En effet, selon les Centers for Disease Control des États-Unis, le Canada se classe au premier rang sur 19 pays en ce qui concerne les décès attribuables à la conduite avec capacités affaiblies. En moyenne, la conduite avec capacités affaiblies tue de trois à quatre Canadiens chaque jour. Alors que nous nous apprêtons à légaliser le cannabis à des fins récréatives, nous devons nous assurer que ce nombre n’augmentera pas. Les drogues sont déjà deux fois plus souvent en cause dans les accidents mortels que l’alcool. Une fois le projet de loi C-45 adopté, ce nombre pourrait facilement augmenter.

Honorables sénateurs, le Canada se sert actuellement de tests d’haleine sélectifs. On peut seulement faire subir ce test aux conducteurs raisonnablement soupçonnés d’avoir conduit en état d’ébriété. Des études ont révélé que ces types de tests ne permettent pas de détecter une partie importante des conducteurs avec facultés affaiblies. Ils ne détectent pas 60 p. 100 des conducteurs dont l’alcoolémie dépasse la limite légale de 0,08. Quand les conducteurs avec facultés affaiblies sont autorisés à conduire, et ils continuent de représenter une menace pour les Canadiens et pour eux-mêmes. Autrement dit, quand nous ne détectons pas des conducteurs avec les facultés affaiblies, nous mettons à risque d’innombrables Canadiens.

Il faut que cela cesse. Il a été prouvé que les contrôles obligatoires contribuent concrètement à réduire le nombre de morts et de blessés sur nos routes. En Irlande, par exemple, quatre ans après l’entrée en vigueur des contrôles obligatoires, le nombre d’accidents mortels avait baissé de presque 40 p. 100. Transposé au Canada, un tel succès nous permettrait de sauver 510 vies par année.

Comme bon nombre de mes collègues, je m’inquiète toutefois de l’effet qu’aura ce régime sur les minorités du pays. L’histoire nous montre que ce sont les personnes issues de minorités qui sont le plus souvent interpellées dans ce type d’opération. Vous vous rappellerez d’ailleurs que j’ai posé la question au sénateur Gold, car cet enjeu me préoccupe tout particulièrement. C’est ce que, par chez nous, on appelle « la conduite en état de négritude ». Fichage, contrôles routiers systématiques, ce ne sont pas les exemples qui manquent où les policiers prennent plus particulièrement pour cibles les minorités visibles ou les Autochtones. Les forces de l’ordre sont pourtant censées appliquer la loi de manière juste, équitable et appropriée.

Je ne suis pas en train de dire que les policiers sont racistes, mais les données montrent une tendance claire : partout au Canada, les pouvoirs de mise en détention comme celui qui est associé aux dispositions sur les contrôles obligatoires ont donné lieu à de la discrimination raciale contre les groupes vulnérables et les Autochtones.

Voilà pourquoi, honorables sénateurs, j’appuierai cette disposition à une condition. S’il doit y avoir des contrôles routiers obligatoires, il devra aussi y avoir des balises rigoureuses afin que les forces de l’ordre aient des comptes à rendre. Les pouvoirs que nous sommes sur le point de leur accorder sont immenses, et nous nous attendons à ce qu’ils les exercent de manière responsable et à ce qu’ils traitent tous les groupes de la même façon.

Nous avons déjà établi que les policiers doivent rendre des comptes lorsque nous leur accordons des pouvoirs sans précédent. Lors du vote à l’étape de la deuxième lecture, le texte prévoyait déjà un examen obligatoire dans trois ans afin que nous puissions évaluer les répercussions du nouveau régime. Quand le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a été saisi du projet de loi C-46, nous avons en outre convenu que cet examen devrait obligatoirement s’intéresser aux effets sur les minorités et les Autochtones. Il s’agit de premiers pas importants qui feront comprendre aux policiers que le projet de loi C-46 ne pourra pas leur servir de prétexte pour faire du profilage racial. Nous avons toujours jugé cette pratique inacceptable, et ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer.

Honorables sénateurs, je ne doute pas que vous conviendrez que le profilage racial n’a pas sa place dans les valeurs canadiennes. Je crains que ces examens ne permettent pas de disposer de toute l’information nécessaire pour suivre efficacement les cas de profilage racial.

Lorsque nous avons entendu des représentants du ministère de la Justice, ils nous ont révélé que les arrestations qui ne mènent pas à des conséquences pénales ne sont pas consignées. En d’autres mots, si une personne est arrêtée pour subir un test de dépistage de drogues ou d’alcool non fondé et qu’elle poursuit ensuite son chemin, il y a très peu de chances que nous en entendions parler. Il reviendrait à la discrétion du policier d’enregistrer l’incident et de suivre les données relatives à l’origine ethnique.

Lorsque la question a été soulevée dans les cas de fichage et de contrôle routier obligatoire, les services de police se sont montrés très réfractaires à l’idée. Nous ne pouvons pas nous attendre à une réaction différente cette fois-ci. Il faut que des registres soient tenus.

Bref, même si des examens sont réalisés, il y a très peu de chances que nous disposions des données nous permettant de dresser un portrait précis de la situation au pays. Pire encore, nous ne pouvons même pas compter sur les forces policières pour recueillir des données précises sur cet important sujet. C’est inacceptable. Si nous voulons vraiment examiner les effets du projet de loi sur les minorités, nous avons besoin de données exactes pour effectuer un suivi. Étant donné que nous ne pouvons pas compter sur les forces policières, nous devons prendre des mesures pour que les données soient recueillies autrement.

Honorables sénateurs, je crois que ce problème peut être résolu sans qu’on doive modifier le projet de loi C-46. Sécurité publique Canada a l’autorité nécessaire pour créer un cadre civil indépendant fondé sur les plaintes afin de suivre et d’enregistrer les cas de profilage racial associés aux contrôles routiers. J’exhorte le ministre Goodale à le faire après l’adoption du projet de loi. Ce ne serait pas une mesure sans précédent.

Plusieurs systèmes de traitement des plaintes sont déjà en place pour surveiller les forces policières lorsqu’elles vont à l’encontre des droits des Canadiens. Par exemple, dans le cas de la GRC, il y a la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la Gendarmerie royale du Canada. En Colombie-Britannique, il y a aussi le bureau du commissaire aux plaintes relatives aux policiers et le bureau d’enquête indépendant. Si le gouvernement prend au sérieux la protection des minorités visibles et des Autochtones contre le profilage racial, alors il doit s’assurer que les Canadiens auront des recours si on leur impose ces contrôles obligatoires de manière abusive.

Honorables sénateurs, je tiens à dire que je ne suis pas contre les dispositions du projet de loi C-46 qui autoriseraient le dépistage obligatoire. Nous en avons besoin. Je crois que cette mesure est nécessaire parce qu’elle sauvera des vies. Il ne fait aucun doute que la conduite avec facultés affaiblies pose problème au Canada, et cette mesure pourrait facilement sauver des centaines de vies par année. Cette mesure est trop importante pour ne pas la mettre en œuvre.

Cependant, je comprends aussi qu’il faut faire contrepoids à des pouvoirs considérables, comme ceux qui sont accordés par le projet de loi C-46, en exigeant des comptes de la part des forces policières qui les appliqueront. Nous convenons tous que les Canadiens méritent qu’un processus d’examen équitable soit mis en place afin de faire un suivi des répercussions du projet de loi C-46 sur les plus vulnérables. Assurons-nous que ce processus d’examen s’appuiera sur des données fiables.

Voilà pourquoi j’exhorte tous les sénateurs à se joindre à moi pour réclamer la mise en place d’un cadre civil indépendant de traitement des plaintes pour faire un suivi du profilage racial. Nous devons assurer un équilibre entre la sécurité des Canadiens et le respect de leurs droits constitutionnels.

Honorables sénateurs, je demande humblement au Comité des droits de la personne d’entreprendre une étude à ce sujet afin de s’assurer qu’on aura prévu un mode d’examen complet de ce projet de loi lorsqu’on procédera à l’examen prévu dans les trois ans suivant la date d’entrée en vigueur.

Honorables sénateurs, j’espère que le premier ministre Trudeau, le ministre Goodale et la ministre Wilson-Raybould se rendent compte que, avec les énormes pouvoirs que nous songeons à accorder aux corps policiers, ceux-ci seront tenus responsables de la protection des minorités. En conférant des pouvoirs aux corps policiers, je préviens les commissaires et les chefs de police, partout au pays, que nous les surveillerons. Avec ces pouvoirs, ils devront également rendre des comptes.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Accepteriez-vous de répondre à une question, sénatrice Jaffer?

La sénatrice Jaffer : Oui.

L’honorable Marc Gold : Merci beaucoup de votre discours. Je suis heureux d’obtenir votre appui en ce qui a trait à l’examen triennal, et j’appuie votre recommandation réclamant un cadre civil indépendant de traitement des plaintes pour faire un suivi du profilage racial dans les tests de sobriété routière. C’est là une recommandation on ne peut plus utile.

Ai-je raison de penser que vous appuyez néanmoins mon amendement, qui propose de réintégrer le dépistage d’alcool obligatoire au projet de loi C-46?

La sénatrice Jaffer : Oui, sénateur Gold, j’appuie votre amendement, parce que vos arguments et mes entretiens avec le sénateur Pratte et la sénatrice Boniface m’ont fait comprendre à quel point le dépistage obligatoire est important.

Je vais vous faire une confidence. Le jour de votre intervention, j’étais assise ici et je me suis dit que je saurais peut-être persuader certaines personnes de l’importance des tests obligatoires. Mes petits-enfants occupaient alors tout mon esprit. Aujourd’hui, j’ai l’occasion de faire la différence dans la vie de mes enfants et petits-enfants. Voilà pourquoi j’appuie l’amendement.

L’honorable Jane Cordy : Sénateur Gold, j’ai écouté votre allocution avec attention parce que j’avais réfléchi longuement à votre amendement. Avant que vous me le demandiez, je vous dirai que j’appuie l’amendement. En fait, je suis sortie dîner avec mon mari hier soir, et c’est de cela que nous avons discuté. Je doute qu’il ait été content que nous passions ainsi notre temps ensemble, mais toujours est-il que c’est ce que nous avons fait.

Il est vrai que l’on soumet les conducteurs avec les facultés affaiblies à des tests, mais seulement s’il existe une probabilité raisonnable que le conducteur ne soit pas en état de conduire. D’après ce que vous affirmez et d’après les lectures que j’ai faites, notamment la semaine dernière, beaucoup de décès sont causés parce qu’on laisse passer un grand nombre de voitures sur l’autoroute. J’ai lu que les tests obligatoires de dépistage d’alcool sauvent bel et bien des vies. Je n’avais jamais entendu la statistique de « 510 par année » avant votre discours, mais j’avais lu que les tests sauvent beaucoup de vies.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Y a-t-il une question?

La sénatrice Cordy : Oui, en effet.

Je m’interroge à propos du cadre de reddition de comptes. En Nouvelle-Écosse, nous utilisons l’expression « driving while Black », qui signifie « conduire en étant noir ». C’est un enjeu qui me préoccupe grandement. Comment ce cadre fonctionnerait-il? Vous avez parlé d’un examen après trois ans; vous avez aussi mentionné que le Comité des droits de la personne, dont je fais partie, se pencherait sur toute la question du profilage racial.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie de votre question. Le Comité sénatorial des droits de la personne examine de nombreux enjeux. Je n’y siège pas moi-même. Je vous demande donc, très humblement, d’étudier cet enjeu et de contribuer à l’établissement d’un cadre.

Il est déjà question qu’une disposition permette au ministre Goodale d’établir un processus de traitement des plaintes. Je propose qu’on mette sur pied un processus de plaintes pour une durée de trois ans. Ainsi, les personnes touchées par ce problème auraient le pouvoir de dire : « Ce n’est pas acceptable. Je porterai plainte si vous faites cela. » Les policiers auraient donc des comptes à rendre. Si les deux camps sentent qu’ils ont le pouvoir d’agir, on pourra sauver des vies.

Son Honneur la Présidente intérimaire : Sénatrice Jaffer, il vous reste une minute.

L’honorable Paul J. Massicotte : Je serai très bref. Dans quelle mesure existe-t-il des liens solides entre le test que vous proposez, les avantages concrets que vous supposez et les recherches dont plusieurs sénateurs ont pris connaissance? Les renseignements sont-ils solides?

La sénatrice Jaffer : Je ne suis pas moi-même chercheuse et je ne saurais évaluer la solidité de la recherche. Je sais toutefois que je peux regarder mes frères et sœurs dans les yeux et leur dire : « Je ne vous ai pas oubliés ». Il est important de sauver des vies, mais je m’efforce aussi de protéger des droits.

Le sénateur Massicotte : Cela dit, comme vous le savez, les tribunaux devront interpréter tout cela et déterminer si les avantages ainsi procurés à la société compensent les atteintes à la liberté personnelle. Nous devons examiner les renseignements à notre disposition et déterminer ce qu’il en est.

La Nouvelle-Zélande et l’Australie ont beaucoup d’expérience dans ce domaine, mais ce n’est pas clair pour moi, car de nombreux facteurs varient constamment. Qu’en pensez-vous?

La sénatrice Jaffer : C’est pour cela que je dis qu’il faudrait le mettre en œuvre pendant trois ans et ensuite l’examiner. Après trois années, nous en connaîtrons l’efficacité et nous pourrons consacrer des fonds à la recherche; ainsi, nous aurons plus d’informations.